L’agriculture, une priorité pour Tshisekedi? « On verra la part du budget qui lui sera réservée »

Le président congolais Félix Tshisekedi s’est rendu à la Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech, de l’Université de Liège. Il y a notamment rencontré le professeur Baudouin Michel, que La Libre Afrique.be a interviewé. Économiste et agronome, directeur de l’ERAIFT à Kinshasa et envoyé spécial d’African Parks Network pour l’Afrique francophone, l’UE et l’UA, l’enseignant dirige aussi le Domaine de Katalé (Nord-Kivu), une plantation de café.

LIBRE AFRIQUE : Qu’est-ce qui a le plus intéressé le président Tshisekedi lors de sa visite?

BAUDOUIN MICHEL : Comme toute visite, ça se prépare. Il en est clairement ressorti une volonté de relancer l’agriculture et de sortir de l’équation RDC=mines. Le Président a vu que sans recherche agronomique, on ne pouvait faire de bonne agriculture. Et qu’il faut aussi des financements. La déclaration de Maputo engageait les États africains à consacrer 10 % de leurs budgets à l’agriculture et au développement rural; au Congo, seul 0,5 % du budget y est consacré, pour une population estimée à 80 millions d’habitants, dont 60 à 65 millions sont des ruraux. Je pense que le Président a bien vu qu’il n’était pas pertinent d’allouer des budgets aux urbains et pas aux ruraux.

L. A. : Il a annoncé des financements pour l’agro-industrie. Est-ce souhaitable? Est-ce faisable?

B. M. : L’agro-industrie, c’est transformer la matière première agricole. Oui, il faut le faire et, ainsi, lui donner une valeur ajoutée. Beaucoup d’expériences d’agro-industrie ont été tentées au Congo, dont certaines très négatives. Comme la dernière, à Bukanga-Lonzo, qui a été un désastre: 100 millions de dollars investis (moissonneuses-batteuses, avions d’épandage, etc…) et pas ou peu de production. En revanche, il existe des modèles positifs au Congo. Par exemple, en agroforesterie, sur le plateau des Batékés, le programme NTSIO, financé par l’Union européenne, parvient à distribuer quelque 500 dollars nets/mois à chaque ménage; c’est 20 fois le seuil de pauvreté rurale! C’est un succès formidable, que l’UE voudrait répéter en partenariats avec le privé. Mais il y a peu d’investisseurs privés dans l’agriculture. Il faut, pour réussir, étudier des modèles adaptés au Congolais, comme cela se fait avec succès au Vietnam, en Malaisie ou en Indonésie, où les ménages gagnent 500 à 750 dollars/mois.

L. A. : Mais le Congo n’a toujours pas de politique agricole. Le nouveau ministre de l’Agriculture, Jean-Joseph Kasonga, n’arrive qu’en 14è position dans l’ordonnance de nomination des membres du gouvernement et il n’est ni vice-Premier ministre, ni ministre d’État. N’est-ce pas un signe de désintérêt?

B. M. : Je ne vais pas me lancer dans l’analyse politique. Il est vrai qu’il n’y a pas de politique agricole jusqu’ici. On en a parlé ce matin avec le président Tshisekedi, qui veut une politique pro-paysan. Un paysan congolais qui, soulignons-le, a survécu à des décennies de désintérêt et même aux projets de développement ! 

Selon la FAO (NDLR: Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, agence de l’ONU), le potentiel de production de la RDC, sur ses 80 millions d’hectares de savane, en agriculture durable, permettrait de nourrir 2,9 milliards d’individus. Il est choquant que, face à ce potentiel, toutes les provinces du Congo, sauf le Kongo-Central, soient en insécurité alimentaire.

L. A. : Le nouveau ministre de l’Agriculture, selon la presse congolaise, voudrait engager 200 000 agronomes. Est-ce réaliste?

B. M. : … 200 000, cela semble beaucoup. S’agit-il d’agronomes de base ou de chercheurs? Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un immense besoin de vulgarisation et de conseil chez les paysans congolais. Des systèmes très performants existent en Asie, où les conseillers vivent avec les paysans; ils gagnent leur traitement de fonctionnaire auquel s’ajoutent des primes payées par le paysan en fonction des rendements que celui-ci obtient. S’ils sont importants, le conseiller peut gagner beaucoup. 

Si le ministre veut des agronomes dans les campagnes, bravo! S’il pense à des agronomes-Hilton à Kinshasa, non. Il y a déjà trop d’agronomes-séminaristes, perpétuellement en séminaire ou atelier en ville et jamais dans les champs.

L. A. : Vous avez évoqué le manque d’investisseurs dans l’agriculture congolaise. Les milieux d’affaires insistent sur une modification de la Loi agricole.

B. M. : Oui, il faut changer l’article 16 de la loi (NDLR: qui exige que les entreprises agricoles aient des Congolais pour propriétaires majoritaires) qui est un gros frein au développement de l’agriculture. Il est vrai que les arrêtés d’exécution de cette loi n’ont pas été adoptés et qu’elle n’a jamais été appliquée. Mais c’est une épée de Damoclès sur la tête des investisseurs, qui y voient un risque de « zaïrianisation ».

L. A. : Et les Congolais, eux, ne risquent pas leurs capitaux dans l’agriculture…

B. M. : L’idée est d’arriver à un rendement, dans l’agriculture, équivalent à celui de l’immobilier. Sans subvention, une entreprise agricole peut rapporter quelque 10 % par an; dans l’immobilier à Kinshasa, c’est 20 à 25 % par an. Le calcul, pour l’investisseur, est vite fait, d’autant que dans l’agriculture le risque est plus grand: la météo, les prix du marché, etc.

Comment atteindre une hausse de la rentabilité de la production agricole? Grâce au « blending », le mélange de capitaux publics et privés. On voit où il faut des subventions pour arriver à un rendement de 20 à 25 % dans l’agriculture – une route, l’eau, l’électricité, une école (car dans le système congolais, un Investisseur amène tout, y compris les soins de santé et l’école). On calcule, par exemple, qu’il faut 10 millions de dollars d’investissement pour installer 260 fermiers et obtenir 20 % de rentabilité. 

Aujourd’hui, cette somme est fournie par les bailleurs de fonds; demain, il faudrait que ceux-ci mettent 4 millions et les investisseurs privés 6 millions. L’intérêt du bailleur est qu’il peut faire 2,5 fois plus avec la même somme.

Mais attention! Il faudra bien contrôler que le projet ne soit pas sur-subventionné, comme plusieurs cas existent en RDC dans des partenariats public-privé (PPP), ce qui permet au privé d’encaisser des bénéfices importants sur un investissement public. Un PPP où le privé risque 1000 dollars et capte 100 millions d’argent public, ce n’est pas acceptable.

L. A. : Sera-ce suffisant pour développer l’agriculture? Que faudrait-il encore?

B. M. : La recherche. Le Président l’a bien compris ce matin. Voici un exemple très parlant. On a semé du café arabica brésilien sur les versants nord des volcans du Kivu, vers Rutshuru, à 45 km au nord de Goma; le rendement est exceptionnel: 1, 5 à 2 tonnes/ha. On utilise les mêmes semences autour du lac Kivu, 40 km plus au sud et on n’a pas de production ou presque, à cause des maladies et des insectes, parce que l’écosystème, là, est différent. Il faut au moins une recherche sur le site.

Ainsi, le café robusta Petit Kwilu, développé dans le Mayombe (Kongo-Central), y donne 200 kg/ha. Des Vietnamiens ont mis la main sur ces semences, on ne sait comment, et des chercheurs vietnamiens ont travaillé dessus; par simple sélection des meilleurs individus, ils arrivent à 2 tonnes/ha. Et en station de recherche jusqu’à 12 tonnes/ha.

L. A. : Tous les Présidents du Congo ont parlé du besoin de développer l’agriculture, aucun ne l’a fait. Pourquoi avez-vous de l’espoir aujourd’hui?

B. M. : Parce qu’il y a un changement ! Le premier indicateur, en la matière, sera la part du budget national qui sera alloué à l’agriculture. 

Le président Tshisekedi a parlé d’une hausse à 10 % du budget sur 5 ans, soit 2 %/an. Ce sera un bon indicateur de sa politique.

L. A. : En matière agricole, qu’est-ce qui est le plus urgent?

B. M. : C’est une chaîne. Mais il faut commencer par mettre le paysan au cœur des décisions – en matière fiscale, d’accès au marché, de recherche, de sécurité foncière… C’est surtout une autre attitude: au lieu de négliger le paysan, le mettre au cœur de la politique. Lui, il sait de quoi il a besoin, avec des urgences différentes selon les zones.