Cinquante-cinq ans plus tard : un pays meurtri

Chaque 30 juin, c’est pareil : on se rassemble, on défile, on boit, on mange, on danse. L’air de nous  dire que nous sommes bien fiers de célébrer notre fête nationale. Mais où en sommes-nous en réalité en termes de progrès, de bien-être, d’ambition, de savoir-faire, de vision pour le futur ? Pas très loin.

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Le premier exercice est simple. Il s’agit, en ce cinquante-cinquième 30 juin, de remettre les points sur les i. Pour quoi dire ?  Une évidence, qui saute aux yeux : nous aimons les fables, les contes et les légendes. C’est normal, car nous sommes les hommes du verbe, nous n’avons inventé ni l’écriture, ni la poudre, encore moins la boussole. Il n’y a pas à en rougir : les Belges eux-mêmes n’ont inventé que… Tintin et Milou et, accessoirement, la Leffe et d’autres bières monacales.

Nous sommes également, comme disait Léopold Sédar Senghor, « les hommes de la danse dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur ». Et nous parlons plus qu’il ne faut pour ne rien dire de transcendantal. Et nous adorons nous entendre parler. Et nous délirons plus que de raison. Une preuve ?

Depuis 1960, nous n’arrêtons pas de raconter à qui veut nous entendre que nos parents ou nos grands-parents s’étaient battus pour l’indépendance. Dans la même lancée, nous avons créé des héros ! Trêve de plaisanterie,  revisitons le passé et nous verrons que, jusqu’au 4 janvier 1959, nos parents et nos grands-parents n’avaient qu’un rêve : être immatriculés et devenir «évolués» afin de ressembler aux Belges.

C’était l’unique ambition. Jusqu’à ce que, le 4 janvier 1959, à la suite d’un meeting interdit du président de l’Alliance des Bakongo (Abako), Joseph Kasa-Vubu, ses partisans en colère se mettent à tout casser. La répression des autorités belges coûtera la vie à une centaine de Congolais à Léopoldville. Ce sont ces incidents fortuits qui vont pousser les Belges à changer de musique et à convoquer une table ronde à Bruxelles pour parler de l’indépendance.  Et c’est dans ces conditions que la date du 30 juin a été choisie pour la passation des pouvoirs entre les Belges et les indigènes.

Indépendance : une sorte de gentlemen’s agreement

Toute autre version des faits n’est qu’affabulation. D’autant plus que les partis politiques n’ont été autorisés qu’en octobre 1958. La réalité est simple : les Belges avaient fini par comprendre, après les événements du 4 janvier 1959, qu’ils ne pouvaient plus tenir longtemps leurs indigènes par la laisse. Ils n’avaient d’autre choix que celui de leur accorder l’indépendance à l’issue d’une table ronde organisée à Bruxelles. Certains pourraient objecter qu’il y avait quand même, de la part de certains Congolais, une prise de conscience. Des prémisses, oui. Mais l’accession à l’indépendance est une sorte de gentlemen’s agreement.

Le 30 juin 1960, il doit y avoir eu, sur l’ensemble du pays, un doux soleil, si l’on s’en tient à une phrase de l’hymne national. Il y a eu, à n’en pas douter, une ferveur à réveiller les morts. Le mot « indépendance » était quelque chose de magique, de sublime, après quatre-vingts ans de présence belge. Le mot lui-même annonçait la liberté. Pourtant, c’est ce jour-là que le mauvais sang a coulé dans les veines des Congolais. Or, ce n’était pas le moment.

Lorsqu’on reçoit chez soi, le respect des hôtes est une vertu cardinale. Surtout quand ceux-ci viennent rompre les chaînes et vous rendre votre liberté bafouée. Et on se doit de respecter le protocole. Mais ce jour-là, le 30 juin 1960, ce ne fut pas le cas. Jusqu’au-boutiste, le jeune Premier ministre Patrice Lumumba ne s’empêcha pas de prendre la parole, alors que le président Joseph Kasa-Vubu avait déjà prononcé son discours, ainsi que le roi des Belges, Baudouin, premier du nom.

Ce jour-là, les fondements du Palais de la nation tremblèrent. Lumumba parla de ceux qui s’étaient  battus nuit et jour pour l’indépendance. Les Belges présents dans la salle, leur roi en tête, s’étranglaient de rage. Un tel affront ne pouvait être toléré. Baudouin lui-même menaça de reprendre son avion pour Bruxelles si l’offense n’était pas réparée. Comment ? Lumumba accepta de lire un toast rédigé par le ministre belge des Affaires étrangères, Gaston Eyskens. L’incident était-il clos ? Une chose est sûre : l’indépendance du Congo avait mal démarré.

Une vache à lait qu’il faut traire sans la laisser souffler

Quatre jours après l’indépendance, les militaires, qui s’imaginent que l’indépendance ne profite qu’aux politiciens, se mutinent dans plusieurs casernes du pays. Ils s’en prennent particulièrement aux ressortissants belges pour exprimer leur ressentiment. Conséquence : ceux-ci, qui étaient restés dans un Congo sans cadres pour guider ses premiers pas en tant que pays libre, s’en vont massivement.

Onze jours après la proclamation de l’indépendance, Moïse Tshombe, principal leader du Katanga, annonce la création d’un État dans sa province. La sécession prend tout le monde de court. En même temps, les relations entre le président Kasa-Vubu et le Premier ministre Lumumba se détériorent progressivement. Un soir de septembre 1960, le président se rend à la radio pour dire qu’il destitue son Premier ministre. Quelques minutes plus tard, au même endroit, Lumumba vient déclarer que Kasa-Vubu n’est plus président. Enfantin ? Plutôt kafkaïen. C’est dans cette atmosphère que Lumumba perd le pouvoir. Il sera assassiné en janvier 1961 à Élisabethville en présence de Moïse Tshombe et de quelques agents belges. Le Congo, dès les premiers jours de son indépendance, s’est retrouvé dans la tourmente. Des rébellions soutenues par des puissances étrangères à cette époque marquée par la guerre froide secouèrent le jeune État.

Il y a eu le long règne de Mobutu Sese Seko, arrivé au pouvoir en 1965 à la faveur d’un coup d’État contre Joseph Kasa-Vubu. Il y a eu celui, éphémère, de Laurent-Désiré Kabila, soutenu par les Américains, les Rwandais et les Ougandais avant qu’ils ne se retournent contre lui. Il sera assassiné. Enfin, il y a Joseph Kabila, qui a succédé à son père, avant d’être élu en 2006 et de façon plus controversée en 2011.

En cinquante-cinq ans d’indépendance, le constat est amer : le pays a beaucoup souffert. Ingérences étrangères ? C’est surtout parce que ses propres fils le prennent avant tout pour une vache à lait qu’il faut  traire sans la laisser souffler. Les Congolais ont l’habitude de dire que leur pays est riche. Par conséquent, il suscite, selon eux, toutes les convoitises. En réalité, la République démocratique du Congo n’est pas un pays riche. C’est plutôt un pays pauvre disposant d’immenses potentialités qui pourraient, si elles étaient rationnellement exploitées, le rendre riche et amélioreraient  les conditions de vie de sa population.

La paupérisation s’étend comme une épidémie

On l’a vu ces dernières années, au gré de toutes les guerres internes ou télécommandées de l’extérieur, à quel point les ressources naturelles du pays ont été mises en coupe réglée. Et elles continuent de l’être, en profitant aussi bien à des officiels qu’à des bandes de prédateurs bien organisées, sans foi ni loi. Quand on ajoute à cela l’impunité dont jouissent tous les hors-la-loi, qu’ils soient en haillons ou en costume-cravate, on mesure l’étendue du pillage.

Aujourd’hui, le pays aligne des performances en termes d’indicateurs macro-économiques. La croissance est en hausse permanente, l’inflation  maîtrisée.  Pourtant, la population congolaise est l’une des plus pauvres au monde. Elle vit, plutôt survit, avec moins de un dollar par jour. La paupérisation s’étend comme une épidémie.  D’autres problèmes s’ajoutent à cela : taux  de chômage très élevé, taux d’électrification très faible qui a entraîné des dysfonctionnements très importants de la couverture du pays en électricité, manque criant d’infrastructures comme les routes ou les chemins de fer, absence d’un secteur industriel, production agricole insuffisante, grande dépendance du secteur minier qui ne crée pas assez d’emplois…

Les Congolais se demandent, résignés, pourquoi le gouvernement, dont les résultats macroéconomiques sont positifs, n’arrive pas à résoudre leurs problèmes existentiels. En réalité, le gouvernement est plutôt désarmé. Avec 8 milliards de dollars de budget, il ne peut que payer les fonctionnaires et assurer quelques dépenses indispensables. Il n’est pas en mesure de construire les infrastructures les plus indispensables. Et puis, sa capacité d’endettement sur les marchés financiers internationaux est très limitée par rapport aux besoins du pays : pas plus de 15 milliards de dollars.

Tout a foutu le camp

Le grand problème c’est que nous avons développé dans ce pays une mentalité telle que le bien général vient après les intérêts particuliers. L’argent a été hissé au-dessus de tout. À tel point que les uns et les autres n’ont qu’une ambition : occuper des postes juteux. Cela leur permet d’appauvrir l’État et de se remplir les poches. Pourtant, si les recettes attendues par le gouvernement de la part des régies financières lui étaient versées conformément aux prévisions, certains problèmes trouveraient des solutions. Malheureusement, la corruption et le détournement de fonds publics sont devenus la règle. L’intégrité, le sens du devoir et la rigueur sont considérés comme des tares. En fait, les gens aiment recevoir de l’argent ou en gagner sans le moindre effort. Ce n’est plus le fruit du travail mais de l’arnaque, de la mendicité, de la prédation…  Pire, les malversations se font en toute impunité.

En cinquante-cinq ans d’indépendance nous sommes tombés si bas que certaines situations devraient nous couvrir de honte. Comment expliquer qu’aujourd’hui l’assainissement de nos villes, transformées en poubelles géantes, soit pris en charge par l’Union européenne ? Que la Belgique continue à financer des petits projets liés à l’eau potable ? Que nous recevions des véhicules avec la mention « Don du peuple japonais » ? Que dire des étudiants que nous formons et qui sortent des universités aussi incapables qu’à leur entrée, dont la vocation est de remplir les bataillons des chômeurs ?  Comment expliquer que nos malades fuient nos hôpitaux pour aller se faire soigner en Inde ou en Afrique du Sud alors que, il y a des années de cela, nous avions des hôpitaux et des médecins de qualité ?

Comme dirait quelqu’un, tout a foutu le camp. Arrêtons de nous raconter des fables. C’est un immense gâchis pour nous et nos descendants. À moins d’un sursaut. Indépendance cha cha ? Que non : nous sommes un peuple d’assistés. Hélas, on ne peut même pas parler d’indépendance économique.