Jablonka, histoire d’hommes ?

L’historien, qui a sorti à la rentrée un essai sur les nouvelles masculinités, a trouvé son public en librairie. Un livre qui comble avec justesse les silences et manques de l’après-Weinstein, mais suscite aussi interrogations et critiques chez des intellectuelles féministes.

La promesse de faire advenir Des hommes justes (Seuil) se vend bien en librairie. L’essai sur le patriarcat et les nouvelles masculinités, signé par l’historien Ivan Jablonka, s’est écoulé à plus de 25 000 exemplaires depuis fin août. Joli score pour un livre à visée féministe. Généralement ce type d’ouvrage est destiné à la confidentialité. Mais un livre sur l’égalité défendu par un homme suscite l’intérêt. Notamment des médias. L’homme est connu, auteur de Laëtitia ou la fin des hommes, essai sur la violence faite aux femmes à travers le meurtre de Laëtitia Perrais (prix Médicis 2016).

Des hommes justes peut être lu comme la suite de ce fait divers brillamment analysé par Ivan Jablonka. Du masculin exprimé dans sa pire violence, il passe à l’homme ordinaire. Celui bousculé par l’affaire Weinstein, croyant bien faire en matière d’égalité, mis devant ses contradictions et ses privilèges. Saisissant l’opportunité de l’après-#MeToo, l’historien comble avec intelligence le silence gêné de ces hommes. Et les invite à un examen de conscience : d’où vient le pouvoir que vous détenez ? «Ce n’est plus aux femmes de se remettre en cause […], écrit-il. C’est aux hommes de rattraper leur retard sur la marche du monde.» Le propos fait tilt. Matinale de France Inter, Quotidien de Yann Barthès, la Grande Librairie de François Busnel, trois pages dans Elle qui élit l’ouvrage document du mois de septembre : Jablonka brise le plafond de verre médiatique. Son discours vantant des «nouvelles masculinités qui reconnaissent les droits des femmes, mais aussi ceux de tous les hommes» crée le consensus et l’adhésion. Difficile de s’en prendre à un propos si inattaquable. Lors de son passage à la matinale de France Inter, ce n’est pas lui affirmant «vouloir dérégler le patriarcat» qui fait bondir les féministes sur Twitter mais les questions posées par le duo Salamé-Demorand : «Est-ce que le patriarcat existe encore en Occident, vraiment ?» ou «Mais la galanterie, c’est pas sexiste…» 

Dans un tweet rageur, la journaliste Mona Chollet, auteure du best-seller féministe Sorcières (La Découverte) s’emporte : ««Quel est le problème avec la galanterie, Ivan Jablonka ?» Salamé et Demorand parlent de féminisme et c’est affligeant.»

Dans l’Obs, la députée Clémentine Autain salue l’ambition de l’auteur d’interroger une «masculinité de non- domination». Elle en montre aussi les limites. L’essentiel de l’essai est constitué d’une longue synthèse historique déjà lue sur le patriarcat, la domination masculine et l’émancipation féminine. «Rien de bien de nouveau», juge-t-elle. La compil de Jablonka met en avant et à propos les premiers hommes féministes (Condorcet, John Stuart Mill, etc.) mais invisibilise étrangement l’apport théorique de la pensée féministe, pourtant essentiel, juste cité ici ou là. Une histoire d’hommes par un homme pour les hommes ?

Par son ouvrage, Jablonka touche un public nouveau, plutôt masculin, pas entièrement convaincu par l’égalité entre les sexes. Louable intention, souligne Clémentine Autain. Mais à ces hommes appelés à révolutionner le masculin, que propose-t-il ? «Jablonka ne formule pas de réponses passionnantes, percutantes, innovantes», estime la députée féministe. En occupant ce créneau, généralement détenu par les femmes, l’historien savait qu’il prenait un risque : celui d’être accusé de réappropriation. Il n’est pas spécialiste du sujet. Pourquoi prend-il la parole ? Il s’en explique en fin d’ouvrage : «Aujourd’hui, les procès en appropriation culturelle interdisent aux hommes de parler du féminisme, aux Blancs d’évoquer l’esclavage. C’est là une terrifiante régression qui oblige chacun à rester dans sa niche, au motif qu’il serait inapte à comprendre les oppressions qu’il n’a pas subies.» L’historien profite d’un vide relatif autour du masculin. L’homme posé comme une évidence a peu suscité d’analyses et de réflexions. Ivan Jablonka l’écrit lui-même : «Notre modernité reste boîteuse.»