La justice se porte mieux sans caméras

Pour le garde des Sceaux, la justice serait plus «démocratique» si elle était «totalement filmée». Mais quelle sérénité pourra-t-on attendre d’un procès, lorsqu’ils seront tous accessibles sur Internet et les réseaux sociaux ?

L’ex-avocat médiatique Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, annonce en fanfare ce qui pourrait devenir l’une des mesures les plus notables de son mandat. Dans une interview au Parisien lundi, il s’affirme favorable à ce que la justice soit «totalement filmée et diffusée».

L’adverbe est important : le ministre ne souhaite pas une publicité télévisuelle restreinte, conditionnelle, comme elle l’est aujourd’hui s’agissant des procès historiques, mais une publicité «totale» et intégrale. Puisque la justice doit être publique, qu’elle soit filmée. Que cessent les fausses pudeurs, et que les caméras fassent leur entrée dans les prétoires : la justice n’en sera que meilleure, elle n’en sera que plus «démocratique». Une curieuse équivalence se trouve ainsi posée: tout ce qui est démocratique est filmé, tout ce qui est filmé est démocratique. Que les palais de justice deviennent des plateaux de télévision et que les procureurs et avocats deviennent leurs stars. Qu’ils deviennent tous, en somme, des Dupond-Moretti.

De la publicité à la télédiffusion des audiences, le pas doit-il pourtant être franchi ? La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, aujourd’hui, s’y oppose. Son article 38 ter, depuis 1954, interdit en effet «l’emploi de tout appareil permettant d’enregistrer, de fixer ou de transmettre la parole ou l’image» dès l’ouverture de toute audience devant les juridictions administratives ou judiciaires.

C’est sur ce fondement, par exemple, que la directrice de publication de Paris Match a été condamnée à une amende de 2000 euros en février 2019 pour avoir publié des photographies prises en novembre 2017 à l’occasion du procès d’Abdelkader Merah devant la cour d’assises de Paris. L’une de ces photographies représentait le jihadiste dans le box des accusés, attendant son verdict derrière l’actuel garde des Sceaux, qui fut son courageux et si remarquable avocat. L’autre montrait la mère des frères Merah, quelques jours plus tôt, en train de témoigner devant la cour. Réagissant à la publication de ces photographies sur RTL le 9 novembre 2017, Éric Dupond-Moretti se déclarait alors «scandalisé».

Préserver la sérénité des audiences

Si la justice est bien évidemment publique, les citoyens et journalistes ayant accès aux salles d’audience, toute captation vidéo, photographique ou sonore est jusqu’à présent interdite afin de préserver la sérénité des débats. Une chose est en effet de témoigner devant un juge, accompagné d’un avocat, le plus souvent dos au public, dans un lieu clos et préservé. Tout autre chose est de parler de soi, d’un parent, d’un enfant, d’un ami ou amant, en se sachant filmé et accessible à tous ad nauseam sur Internet et les réseaux sociaux. Quelle sérénité pourra-t-on attendre d’un procès, lorsque des passages en seront extraits et diffusés au jour le jour ?

Telle victime s’effondre au moment de parler. Tel témoin, à la barre, rougit et bredouille quelques mots. Tel accusé, se défaisant un bref instant de son mutisme, confie son crime ou ses remords. Les images d’un procès restent longtemps à la mémoire de ceux qui y assistent, mais elles y sont comme préservées. Les chroniques, les croquis sont moins cruels que les photographies : ils laissent une place au doute et à l’indistinction, ils ménagent la pudeur et laissent à chaque acteur la liberté de s’exprimer sans craindre que ses moindres mouvements soient à jamais enregistrés et conservés.

Notre garde des Sceaux, si brillant avocat, habitué des plateaux et récemment homme de théâtre, aurait-il oublié que l’expression publique, même ou surtout lors d’un procès, n’est pas pour tous une évidence ? A-t-il pensé à tous les biais des accusés, des victimes et témoins, quand ils sauront que leurs déclarations ne s’inscrivent plus dans le temps éphémère du procès mais seront reprises et jouées à l’infini sur les réseaux ? Pense-t-il, un seul instant, qu’en sortira une seule parole plus vraie ?

Depuis la loi du 11 juillet 1985 sur la constitution d’archives audiovisuelles de la Justice, votée à l’initiative de Robert Badinter, les prises de son et d’image peuvent être autorisées, à de strictes conditions, lorsque cet enregistrement «présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice». Le procès Barbie, premier du genre, en constitue un témoignage bouleversant. Le procès de l’attentat contre Charlie Hebdo, toujours en cours, en est la première illustration en matière de terrorisme. Des autorisations exceptionnelles peuvent également être accordées, à l’image de celles qui ont permis la réalisation de certains documentaires de Raymond Depardon. Est-il besoin de faire d’une exception la règle, au seul motif que les audiences, par le miracle de la télédiffusion, seraient davantage «démocratiques» ?