L’Afrique subsaharienne peut-elle converger sans usines ?

Des techniciens dans l’unique usine d’Afrique de production de traitement anti-VIH, à Matola, près de Maputo au Mozambique.
Des techniciens dans l’unique usine d’Afrique de production de traitement anti-VIH, à Matola, près de Maputo au Mozambique.

Après une « génération perdue », l’Afrique subsaharienne a connu depuis les années 1990 une accélération de croissance et a renoué, à partir de 2000, avec une croissance soutenue du revenu par habitant, celle-ci dépassant 4 % par an et ce en dépit d’une croissance démographique très forte. Ce renforcement du régime de croissance a permis de réduire la pauvreté absolue, dont l’incidence est passée de 57 % à 41 % en moins de vingt ans.

Cependant, deux indicateurs suggèrent que ce bilan est encore fragile. D’une part, à croissance égale, les pays d’Afrique subsaharienne ont enregistré une réduction moindre de la pauvreté que les autres régions en développement. D’autre part, et c’est peut-être là le plus préoccupant, on constate, tout au moins pour les pays riches en ressources naturelles, un essoufflement de la croissance à partir de la crise financière internationale de 2009, coïncidant avec la fin du boom des matières premières. Le danger d’assister à la répétition du cycle expansion-récession classique de l’Afrique n’est donc pas totalement écarté.

Malgré le retour de la croissance, l’Afrique se désindustrialise

L’expérience internationale suggère que la croissance de la productivité à l’intérieur de chaque secteur, bien qu’importante, ne peut suffire à assurer une croissance pérenne et inclusive. Celle-ci doit passer également par une transformation structurelle, c’est-à-dire par la migration des ressources productives de l’agriculture vers l’industrie et les services. Or les pays d’Afrique subsaharienne sont peu industrialisés, même compte tenu de leur niveau de revenu ; encore plus préoccupant, la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB est orientée à la baisse dans tous les pays.

Ainsi, l’Afrique connaît une désindustrialisation précoce. Ceci s’applique même à des pays généralement considérés comme des candidats potentiels à un décollage prochain comme le Ghana ou l’Ethiopie. Les différences ne tiennent qu’à la date à partir de laquelle le déclin relatif s’est amorcé. Ainsi, la transformation structurelle prend une forme différente en Afrique, les ressources se déplaçant directement de l’agriculture au secteur des services (commerce, services publics, BTP, transports, banque, assurance, immobilier).

Cette tendance peut s’avérer préoccupante dans la mesure où l’accroissement de la valeur ajoutée manufacturière a un effet de réduction de la pauvreté particulièrement puissant, en particulier par rapport au secteur minier et pétrolier qui occupe une place prépondérante dans beaucoup d’économies africaines.

L’Afrique peut-elle poursuivre son développement sans industrialisation ?

Pour l’instant, l’Afrique subsaharienne ne converge pas ; c’est-à-dire qu’en dépit de son niveau de revenu faible, elle n’enregistre pas de différentiel de taux de croissance par rapport aux autres régions permettant d’envisager un rattrapage dans les décennies prochaines.

Peut-on envisager un modèle de développement dans lequel le stade industriel est contourné, les ressources productives migrant directement de l’agriculture aux services ? Cette question soulève de nombreux débats. Pour certains, notamment l’économiste Dani Rodrik, les services sont à la fois à faible productivité et à productivité faiblement croissante, au contraire de l’industrie manufacturière. En outre, les services aux entreprises (centres d’appels, etc.) requièrent des qualifications particulières qui ne les rendent guère accessibles à une main-d’œuvre rurale fraîchement arrivée dans les villes, à l’exception des services traditionnels de restauration, hôtellerie, etc. qui, s’ils représentent dans beaucoup de pays un gisement d’exportations, d’activités et donc d’emplois substantiel, n’ont pas un potentiel illimité.

A l’inverse, d’autres économistes à l’instar d’Ejaz Ghani et Stephen D. O’Connell, de la Banque mondiale, se comptent parmi les optimistes. Ils soutiennent dans un article récent que le secteur des services pourrait servir de relais croissance, un rôle traditionnellement dévolu au secteur industriel. Ils montrent par exemple que les services ont récemment fait preuve d’une « convergence inconditionnelle » de la productivité, c’est-à-dire que les pays les plus éloignés de la frontière globale de productivité ont connu la plus rapide croissance de productivité dans les services.

Des enjeux importants

La poursuite du développement économique et social, ainsi que des transitions démocratiques amorcées dans de nombreux pays, dépendra notamment de la capacité des économies du continent à générer deux types de dividendes.

En premier lieu, les économies d’Afrique doivent générer suffisamment d’emplois pour absorber l’afflux de centaines de milliers de jeunes sur les marchés du travail. McKinsey estime ainsi que 122 millions d’emplois devront être créés sur le continent d’ici 2020.

En second lieu, il s’agit de faire émerger une classe moyenne substantielle, celle-ci ayant typiquement le plus fort intérêt au maintien de la stabilité politique et de la bonne gouvernance.

Birdsall estime ainsi que la stabilisation de la gouvernance se produit lorsque la classe moyenne atteint 20 à 30 % de la population. Actuellement, à 17 %, seule l’Afrique du Sud approche de ce seuil, mais l’Afrique a connu des progrès substantiels dans ce domaine au cours de la décennie passée. McKinsey note ainsi que 31 millions de ménages africains ont rejoint les rangs de la « classe consommatrice » entre 2001 et 2011, portant son effectif à 90 millions de ménages.

Clémence Vergne, économiste à l’Agence française de développement (AFD, partenaire du « Monde Afrique »).