Le chemin de la normalité est encore long

« Bien que, dans l’ensemble, nos concitoyens africains soient certainement en meilleure santé et vivent dans des sociétés plus démocratiques qu’il y a 15 ans, l’IIAG 2015 montre que l’évolution récente sur le continent dans d’autres domaines clés est, soit au point mort, soit en déclin, et que certains pays majeurs semblent marquer le pas. C’est un signal d’alarme pour chacun d’entre nous. Seules des améliorations partagées et durables dans chacun des domaines de gouvernance assureront aux Africains l’avenir qu’ils méritent et exigent. » Tel est le constat établi par le milliardaire d’origine soudanaise Mo Ibrahim, fondateur et président de la fondation éponyme dans son avant-propos introductif  à l’indice 2015.

Mais qu’est-ce que l’Indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique a concrètement relevé  sur l’ensemble des 54 pays du continent ? Premier constat : pour l’année 2014, le score moyen du continent en matière de gouvernance globale atteint la note de 50,1, ce qui représente, pour  les auteurs du rapport, une légère amélioration (+0,2) depuis l’année 2011. Autrement dit, de 2011 à 2014, seule la moitié des dix pays qui mènent le peloton sont parvenus à améliorer leur score global, pendant que 21 autres sur 54 ont connu une rétrogradation. Deuxième constat : pour ce qui est de la catégorie développement économique durable, l’indice donne le score moyen continental le plus faible (43,2) et la baisse de performance la plus prononcée depuis 2011, soit -0,7. Dans cette catégorie, la sous-catégorie environnement des entreprises s’est beaucoup détériorée (-2,5), tout comme l’indicateur Solidité des banques (-11,0). En même temps, certains pays ont évolué dans le sens contraire de la tendance générale avec des résultats positifs allant au-delà de 5,0 point en ce qui concerne le développement économique durable. C’est le Maroc (+11, 2) ; le Togo (+9,5) ; le Kenya (+5,9), la République démocratique du Congo (5,4). Troisième constat : l’écart entre la meilleure performance globale régionale, celle de l’Afrique australe, et la plus faible, celle de l’Afrique centrale, a atteint 18,1 % en 2014 et s’est encore creusé de 1,7 point depuis 2011.  Maurice, dont le score en 2014 est de 79,9, totalise 70 points d’écart avec la Somalie, qui n’affiche qu’un maigre 8,5. Quatrième constat : les trois pays qui occupent le haut du classement (Maurice, Cap-Vert et Botswana) ont tous connu, de 2011 à 2014, un déclin de leur niveau global de gouvernance et dans au moins deux des quatre catégories. Ce qui a poussé les auteurs de l’IIAG à se poser des questions « sur leur capacité à conserver leur position dominante à l’avenir ». Cinquième constat : la République centrafricaine (24, 9), le Soudan du Sud (19,9) et la Somalie (8,5)  sont, pour des raisons évidentes, à la traîne. Conséquence, notent les auteurs de l’IIAG, ils « ont également enregistré les détériorations les plus extrêmes ». Sixième constat : dix pays ont connu de 2011 à 2014 la plus forte progression de leur niveau global de gouvernance. Ils représentent à eux seuls quasiment un quart de la population du continent. Cinq d’entre eux, le Sénégal (neuvième du classement), le Kenya (quatorzième), le Maroc (seizième), le Rwanda (onzième) et la Tunisie (huitième) sont parmi les vingt premiers pays du classement. D’où la question  portant sur « la probabilité de les voir devenir les prochaines grandes puissances du continent ».

L’Indice Ibrahim de la gouvernance en Afrique contient beaucoup d’enseignements. La principale leçon à tirer sur le plan de la gouvernance globale est qu’elle est en stagnation depuis 2011. Cela est démontré par les améliorations en matière de développement humain et de participation, et des droits humains, en contraste avec les détériorations dans le domaine de la sécurité et de l’État de droit ainsi que celui de la perspective de l’économie durable. Trente-trois pays du continent ont connu des progrès dans la gouvernance  globale en quatre ans. Le pays qui a fait un grand bond en avant sur cet aspect est la Côte d’Ivoire, avec un score de 48,3 sur 100, même si elle occupe la trente-quatrième place sur cinquante-quatre.

À côté de la Côte d’Ivoire, on peut citer le Zimbabwe, le Kenya, le Sénégal, le Togo, le Maroc, l’Éthiopie, le Rwanda, Madagascar, la Tunisie. Quant aux pays qui ont connu une véritable descente aux enfers, le Soudan du Sud, cinquante-troisième du classement sur cinquante-quatre, juste devant la Somalie, a un score de 19, 9 sur 100. D’autres pays, à l’instar du Mali, de la Libye, de la Guinée-Bissau, de la République centrafricaine, ont été touchés  par des crises ayant conduit à une marche arrière dans leurs itinéraires. L’IIAG les classe parmi les cinq pays du continent à avoir beaau cours des cinq dernières années ».

L’autre enseignement c’est que  l’évolution du continent est marquée par des disparités entre ses différentes régions. Sur ce plan, l’Afrique australe reste la région la plus performante, alors que l’Afrique centrale est la plus faible. Une différence d’environ  20 points les sépare. Et puis, quand on se penche sur les pays les mieux placés en matière de gouvernance (Maurice, Cap-Vert, Botswana, Afrique du Sud, Namibie, Seychelles, Ghana, Tunisie, Sénégal et Lesotho) l’on se rend compte, signale le rapport, que la situation d’une partie d’entre eux (Maurice, Cap-Vert, Botswana, Seychelles et Ghana) s’est beaucoup détériorée entre 2011 et 2014, particulièrement au Cap-Vert et au Botswana.

La sécurité et l’État de droit, deuxième meilleure performance du continent avec une note de 51,3 sur 100, est pourtant assombrie par une trajectoire moyenne négative. L’IIAG, tout en reconnaissant que quelques améliorations ont été observées au niveau de la sécurité et de l’État de droit, constate du recul en ce qui concerne la sécurité nationale et la responsabilité. Des pays comme Madagascar, la Côte d’Ivoire, l’Éthiopie et le Sénégal s’en tirent bien, pendant que le Soudan du Sud, le Mali, la République centrafricaine et le Mozambique  sont passés par ce que le rapport qualifie de « déclins dramatiques » sur la question de la sécurité. Dans un autre registre, les détournements des fonds publics, la responsabilité financière des autorités, ainsi que la corruption du gouvernement et des responsables publics, restent préoccupants.

D’une façon générale, la gouvernance sur l’ensemble du continent connaît une  progression inégale au niveau des régions (Afrique centrale, Afrique du Nord, Afrique orientale, Afrique australe). Si des progrès sont indéniables, ils se limitent malheureusement à deux aspects : le développement humain et la participation et droits de l’homme. Le reste (développement économique durable, sécurité et État de droit) est en net recul. Cela se remarque surtout en Afrique centrale, seule zone à enregistrer des scores faibles et où les acquis ne cessent de se détériorer. Le chemin qui mène à des changements profonds allant dans le sens de la bonne gouvernance tant souhaitée est encore long.