Masques de l’impuissance

Devenu obligatoire dans l’espace public, le masque n’est pas le symbole de la souveraineté des Etats mais de leur faiblesse. Une manière de reprendre le pouvoir en temps d’incertitude ?

L’hostilité au masque a plus d’un visage. Parmi les opposants à son port obligatoire, on trouve des esthètes qui conçoivent mal de passer une journée entière sans rencontrer un sourire. Il y a aussi des libéraux qui placent leur indépendance individuelle au-dessus des règles sanitaires, des claustrophobes que cet enfermement angoisse, des sourds dont le seul espoir de communiquer réside dans la lecture du mouvement des lèvres des autres, des hypocondres qui se désolent de voir les rues prendre l’apparence de couloirs d’hôpital. Ignorant cette diversité, les médias ne parlent que d’une ribambelle d’adversaires du système qui voient dans la contrainte du masque une manière pour le gouvernement d’asservir les corps dans une période qui s’annonce tumultueuse.

Ces militants ont tort sur au moins un point : depuis le début de la pandémie, le masque n’est pas le symbole de la souveraineté dévorante des Etats, mais celui de leur impuissance radicale. C’était évident au début de la crise où, faute de pouvoir les fournir là où ils étaient indispensables (dans les hôpitaux), on les a déclarés inutiles pour la population. Tout a été dit sur cette manière de transformer la pénurie en stratégie. Cet aveu de faiblesse devrait suffire à faire taire en nous les pulsions complotistes qui accordent bien trop de compétence à ceux qui nous gouvernent.

Le lien entre le masque et l’impuissance face au virus n’est pas moins attesté aujourd’hui où, les stocks étant pleins à ras bord, on a décidé de le rendre obligatoire même dans les ruelles désertes de certaines grandes villes. 

Le port du masque est-il utile en plein air ? Ni le gouvernement, ni les maires, ni les préfets, ne le savent. Nombre de médecins en doutent sérieusement, comme ils doutaient à bas bruit de la politique du confinement. A cette heure, aucune stratégie humaine ne promet de venir à bout de la Covid, la plus contraignante pas davantage que celle qui repose sur une supposée immunité collective.

Dans l’attente d’un traitement randomisé ou d’un vaccin efficace, il faut donc se débrouiller avec un mélange évolutif de savoirs et d’ignorances. Le principe de précaution, seule raison pour laquelle certaines villes ont rendu le masque obligatoire en plein air, offre une issue : là où on ne sait pas avec certitude, il faut légiférer dans l’hypothèse du pire. Cette manière de reprendre le pouvoir dans des conditions d’incertitudes en vaut d’autres. A condition que ce qui n’est qu’une hypothèse ne devienne pas insensiblement un dogme rejouant le mythe de l’Etat omniscient et omnipotent.

En choisissant la contrainte (les désormais fameux 135 euros, prix de l’incivisme sanitaire), le gouvernement a choisi de dramatiser les enjeux. Le port du masque dans l’espace public est non seulement obligatoire, mais il est malvenu d’en rire. Ce qui n’est qu’un moyen de secours censé rassurer prend l’aspect d’une seconde peau destinée à nous sauver.

En pleine rue, le port du masque est devenu une action redevable du principe de conservation, c’est-à-dire de ce que Hobbes a si bien décrit comme la chose la plus rationnelle en même temps que la plus déraisonnable qui soit. Il y a ceux qui le prennent absolument au sérieux pour eux-mêmes et fusillent du regard les nez qui dépassent avant d’engueuler leurs porteurs. D’autres tentent de se mettre en conformité avec ce nouvel impératif pour la santé des autres. Ceux-là ont la vie la plus dure car il leur faut changer de masque toutes les quatre heures lorsqu’il est chirurgical, le laver régulièrement quand il est en tissu, ne pas y poser ses doigts, ne jamais le laisser traîner, le fixer sur le visage des gosses. Une journée entière à se rendre irréprochable, mais à ses frais puisque la gratuité n’est pas à l’ordre du jour. Il y a enfin ceux (finalement pas si nombreux) qui s’en moquent, refusent de le porter et achèvent de transformer le paysage en guerre de tous contre tous.

Les énervés contre le masque permanent cachent la forêt de petites tristesses que celui-ci ajoute à un quotidien qui, crise économique oblige, n’est pas destiné à en manquer. Le prix à payer pour cacher l’impuissance sous le régalien est-il trop élevé ? On aurait pu se poser la question, et associer la population à la réponse, plutôt que de décider dans l’urgence entre deux réunions de la mairie avec la préfecture.