Où est passé l’argent de la décote sur les manques à gagner ?

En date du 5 mai 2019, le directeur du chef de l’État écrit à la Rawbank sous forme d’« instruction directe », demandant de retenir à la source le montant à déduire du remboursement de la dette, en accord avec les sociétés pétrolières bénéficiaires de la ligne de crédit. Pourquoi ?

PAR SA LETTRE n° 0957/05/2019, datée du 10 mai 2019, Vital Kamerhe Lwa Kanyiginyi Nkingi, le directeur de cabinet du président de la République, informe Thierry Taeymans, le directeur général de Rawbank, qu’« en accord avec les sociétés pétrolières, une décote de l’ordre de 15 % a été convenue sur la ligne de remboursement des manques à gagner des sociétés pétrolières mise à votre disposition par la Banque Centrale du Congo ».

Par cette correspondance, le directeur de cabinet du président de la République « demande » au directeur général de la Rawbank de « bien vouloir opérer ladite décote à la source et de la virer dans le compte bancaire n°01061555601 ». Le compte est intitulé « Comité de suivi programme/PR (président de la République, ndlr) » ouvert dans les livres de la Rawbank. 

Le 16 mai 2019, Henri Yav Mulang, le ministre des Finances, assurant l’intérim du ministre de l’Économie, adresse un courrier à Deogratias Mutombo Mwana Nyembo, le Gouv’ de la Banque centrale. Voici ce qu’il lui écrit : « Conformément aux instructions de la Haute Hiérarchie ainsi qu’à la décision du Gouvernement, telle que notifiée par la lettre de Son Excellence Monsieur le Premier Ministre, Chef du Gouvernement, référencée CAB/PM/MDPM/OMD/2018/0095 du 8 février 2018, toutes relatives au remboursement par l’État aux sociétés pétrolières de leurs pertes et manques à gagner résultant du gel des prix des produits pétroliers par le Gouvernement, je vous confirme la demande du Gouvernement d’une ligne de crédit à mettre à la disposition de la Banque centrale du Congo pour compte des sociétés pétrolières suivant les indications du ministre d’État, ministre de l’Économie nationale, dans la lettre n°967/CAB/MINET/ECONAT/JKN/GYN/gyn/2018 du 22 mai 2018. »

Modalités habituelles

Pour la Rawbank, il s’agit des sociétés pétrolières suivantes : Engen RDC (29 905 080 dollars), Cobil SA (22 930 088 dollars), Total RDC (18 842 216 dollars), SOCIR (8 777 679 dollars), GNPP (2 441 257 dollars) et SPSA/Cobil SA (1 179 340 dollars). Tandis que pour la FBN Bank, il s’agit de SEP Congo (15 924 296 dollars).

Henri Yav poursuit : « Comme convenu avec les différentes sociétés bénéficiaires de cette ligne de crédit et ce, en application des modalités habituelles de paiement par l’État des créances des sociétés pétrolières, vous voudrez bien instruire la Rawbank et la FBN Bank de retenir à la source une décote de 15 % sur les montants octroyés à chaque société pétrolière et au GNPP. » Et de préciser : « Cette décote est à virer au compte n°00016-05101-01001426102-49 CDF ou n°00016-05101-01001426101-52 USD ouvert en les livres de la Rawbank à Kinshasa, intitulé Comité de suivi des prix des produits pétroliers ».

Quant au montant du Groupement de nationaux distributeurs de produits pétroliers (GNDPP), déduit de la décote, « il est à virer au compte n°00016-05101-04008902202-74 CDF ou n°00016-05101-04008902201-77, ouvert en les livres de la Rawbank à Kinshasa, intitulé ministère de l’Économie nationale » pour lui permettre de « procéder aux affectations aux différents bénéficiaires du GNPP ». Et enfin : « Eu égard à l’urgence que requiert la situation de trésorerie de ces entreprises, menacées de rupture des stocks des produits pétroliers, et pour rencontrer la volonté de la Haute Hiérarchie du pays d’éviter toute perturbation dans ce secteur-clé de l’économie nationale, je vous remercie de prendre, sans plus tarder, toutes les dispositions utiles pour que les montants revenant aux différents bénéficiaires soient mis à leur disposition. »

En date du 27 mai 2019, Il écrit également à Thierry Taeymans, le directeur général de la Rawbank, à propos des « opérations sur le compte du Comité de suivi des prix des produits pétroliers ». Tenez : « Subsidiairement aux lettres, dont références ci-dessous, portant désignation de Messieurs Georges Yamba Ngoie, conseiller chargé des questions financières et des produits stratégiques au cabinet du ministre de l’Économie nationale, et Célestin Twite Yamwembo, secrétaire général du même ministère, comme mandataires sur les comptes sus identifiés ouverts en les livres de votre banque, je vous confirme qu’en application des instructions de Son Excellence Monsieur le Premier Ministre, Chef du Gouvernement, adressées par sa lettre n° CAB/PM/CJDH/PPM/2019/0389 du 22 mars 2019 aux ministres désignés pour assurer l’intérim dans d’autres ministères, ces deux mandataires restent autorisés à agir sur ces comptes, en y effectuant toutes les opérations conformément aux dispositions contenues dans les différentes lettres  adressées au gestionnaire de ces comptes au sein de votre banque. » Les lettres en question : n°3387/CAB/MINET/ECONAT/JKN/GYN/gyn/2017 du 14 septembre 2017 et n°188/CAB/MINET/ECONAT/GKN/GYN/gyn/2018 du 31 janvier 2018, pour Georges Yamba Ngoie. Tandis que le n°015/CAB/MINET/ECONAT/JKN/2019 du 9 janvier 2019, pour Célestin Twite Yamwembo.

Traçabilité de l’argent

Selon les sources recoupées par Business et Finances, la Rawbank et la FBN Bank ont effectivement libéré les fonds pour le remboursement des créances de pétroliers. Combien exactement ? Tout ce que l’on sait : au 31 mars 2018, la commission d’amortissement du stock de sécurité chiffrait les créances cumulées des sociétés pétrolières à 207 604 075 dollars. Et si on déduit de ce montant les 60 millions de dollars de compensations fiscales, le montant restant est de 147 604 075 dollars. Seulement voilà, on sait que l’argent de la décote (15 % en principe) a été versé au compte du Comité de suivi des prix des produits pétroliers. On sait aussi qu’il a été retiré de ce compte par voie de chèques, signés par les mandataires habituels, donc Georges Yamba Ngoie et Célestin Twite Yamwembo, tous deux maintenus dans leurs fonctions et prérogatives, conformément aux instructions du 1ER Ministre dans sa lettre du 22 mars 2019 aux ministres assurant l’intérim dans d’autres ministères.

On sait également que la quote-part de la ligne de crédit destinée aux petites et moyennes entreprises (PME), appartenant essentiellement aux nationaux et regroupés au sein du GNDPP a été répartie aux ayant-droit par le conseiller chargé des produits stratégiques au cabinet du ministre de l’Économie nationale, en accord avec le président du GNDPP.

On sait enfin que l’argent de la décote (15 millions de dollars) a été remis à « l’Autorité ayant pris la décision et pour le motif avancé ». L’autorité en question : le directeur de cabinet du chef de l’État. Le motif en question : financer le programme (100 jours) du président de la République. Peut-on alors parler de détournement de fonds ou d’opacité dans la gestion du remboursement des 100 millions de dollars de créances de pétroliers ? Comme on le voit, tout est transparent, tout est tracé. On peut en douter, certes. Mais une source au ministère de l’Économie nationale confie ceci : « Au moins, c’est la première fois que l’argent de la décote sur le remboursement des créances est tracé. En fait, il s’agit d’un produit ou d’un revenu exceptionnel non prévu ; et les gens (qui ?) s’en servaient à leur compte et non pour celui de l’État. Cette fois-ci, on sait du moins à quoi cet argent va servir. »