Rétrocession : un bol d’air pour les provinces

Des fonds au titre de la rétrocession des recettes nationales seront versés aux exécutifs provinciaux. C’est une promesse que vient de faire le 1ER Ministre pour « soulager les tré- soreries » provinciales, en dépit de « l’étroitesse des ressources publiques en cette période difficile », du fait des mesures économiques décidées par le gouvernement pour atténuer les effets du coronavirus sur l’économie et le social.

LES FAITS. Jeudi 14 mai, Sylvestre Ilunga Ilunkamba, le 1ER Ministre, reçoit en début de soirée à la primature trois gouverneurs de province : Willy Itsu Ndala Asang (Kwilu), Jean Marie Peti-Peti (Kwango) et Paul Mputu Boleilanga (Maïndombe). Ils sont accompagnés par Serge Makongo, le président de l’Assem- blée provinciale du Kwilu. À cette rencontre, sont également pré- sents des ministres : Jean Baudouin Mayo Mambeke (Budget), José Sele Yalaghuli (Finances), Didier Mazengu Mukanzu (Transports et Voies de communication), André Kabanda Kana (près le président de la République) et Jacqueline Penge Sanganyoi (près le 1ER Ministre). Les trois gouverneurs de province sont allés présenter au chef du gou- vernement « les difficultés finan- cières » de leurs entités politico-ad- ministratives, à la suite notamment de « la suppression momentanée de la perception de la taxe agricole ». Une décision gouvernementale salutaire, certes, pour atténuer les effets néfastes du Covid-19 sur

les prix des denrées alimentaires, mais qui privent ces provinces de « ressources financières précieuses ». Au sortir de l’audience, le gouver- neur du Maïndombe a déclaré qu’ils ont été « agréablement surpris » par leur hôte.

Et qu’ils sont satisfaits d’avoir constaté que le 1ER Ministre a déjà anticipé « les conséquences de la suspension momentanée de cette source de recettes (taxe agricole) pour les provinces, en program- mant le paiement de la rétrocession due aux provinces pour soulager leurs trésoreries, en dépit de l’étroi- tesse des ressources publiques en cette période difficile ».

Gestion rigoureuse

Tout le monde sait que la pandémie de Covid-19 déclarée dans le pays le 10 mars dernier a mis davantage à mal les finances de l’État. D’ailleurs, à ce propos, le ministre des Finances a fait part au Conseil des ministres, lors de sa réunion du 15 mai, de la situation des finances publiques à la mi-mai. Grosso modo, la situation est sous contrôle, « as- sez tenue et mérite une gestion plus

que rigoureuse » compte tenu des engagements nationaux et inter- nationaux du pays.
C’est donc en capitaine d’un navire surpris en pleine mer par la tem- pête que Sylvestre Ilunga tient soli- dement le gouvernail. Infatigable malgré son âge, on le voit chaque jour à la manœuvre, présidant quasiment toutes les réunions de crise sur la riposte à la pandémie de Covid-19. Depuis le début de la crise sanitaire dans le pays, il donne l’impression de dégager une énergie, une détermination et une sérénité qui étonnent. En comman- deur de troupes, le 1ER Ministre ne cède pas à la détresse. Au contraire, il est calme, il a un tour de plus dans sa manche. Il vient de le démontrer aux gouverneurs de province qu’il a reçus la semaine dernière.

Ne jamais abandonner, ne jamais s’avouer vaincu. C’est la leçon qu’il a donné à retenir à ses hôtes. Qui s’attendaient, ce jour-là, à tout, sauf à s’entendre dire que le mécanisme de la rétrocession des recettes nationales aux provinces va être activé, alors que tout le monde le sait, le gouvernement a sollicité un collectif budgétaire dont le projet sera présenté à l’Assemblée natio- nale dans les jours à venir. Selon toute vraisemblance, il faudra s’at- tendre à « des réductions budgé- taires » du fait des chocs exogènes (baisse de la demande de matières premières d’exportation) et des mesures économiques, quoique momentanées, qui privent l’État de certaines ressources. Dans ce contexte de crise budgétaire, où la marge de manœuvre du gouver- nement est étroite, la promesse du 1ER Ministre aux provinces ne peut qu’être une bouée de sauvetage, voire un grand bol d’air.

En septembre 2019, devant les élus à l’Assemblée nationale, Sylvestre Ilunga déclarait dans son discours- programme en vue de l’obtention de l’investiture de son gouvernement : « Il ressort des états des lieux qui m’ont été adressés, aussi bien par les gouverneurs de province que par les présidents des Assemblées provinciales, que la viabilité de la décentralisation est compromise, notamment par la faiblesse criante de l’activité économique dans la plupart de ces entités, et par la modicité des ressources financières leur rétrocédées par le gouverne- ment central ».

Et de poursuivre : « Cela explique non seulement les difficultés des provinces de prendre correctement en charge le fonctionnement de leurs institutions politiques, mais aussi l’existence dans certaines d’entre elles d’un important en- cours de la dette publique auprès du système bancaire… » Puis d’ajouter : « Face aux problèmes précités, votre gouvernement s’engage à améliorer le niveau des fonds ef- fectivement rétrocédés aux pro- vinces et à subvenir aux dépenses d’investissement pour la réhabili- tation des infrastructures routières et la construction des bâtiments administratifs et résidentiels en provinces. »

La constitution

Dans le but de consolider l’unité na- tionale mise à mal par des guerres successives et créer des centres d’impulsion et de développement à la base, la constitution du 18 février 2006 a structuré administrative- ment l’État en 25 provinces plus la ville de Kinshasa, exerçant des compétences de proximité.

En plus de ces compétences, les provinces en exercent d’autres concurremment avec le pouvoir central et se partagent les recettes

nationales avec ce dernier, respec- tivement à raison de 40 % et de 60 %. Les finances du pouvoir central et celles des provinces sont distinctes (article 171). Le budget des recettes et des dépenses de l’État, celui du pouvoir central et des provinces, est arrêté chaque année par une loi. La part des recettes à caractère national allouées aux provinces est établie à 40 %. Elle est retenue à la source. La loi fixe la nomen- clature des autres recettes locales et la modalité de leur répartition (article 175).

Dans la pratique, le mécanisme de rétrocession de la part des recettes à caractère national allouées aux provinces a fonctionné du mieux qu’il pouvait, c’est-à-dire au gré des circonstances et des humeurs politiques. Depuis des décennies, la mobilisation des recettes a toujours été un thème majeur pour le gou- vernement. En 2017, par exemple, la conférence des gouverneurs de province organisée du 18 au 19 décembre à Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu avait clô- turé une année particulièrement marquée par la tenue du forum national sur la réforme du système fiscal en RDC. Elle avait porté essen- tiellement sur la mobilisation des recettes locales dans les provinces ainsi que sur la chaîne de la dépense des recettes provinciales. L’occasion avait été donnée aux gouverneurs de faire un état des lieux de leurs provinces respec- tives. Le constat qui s’en est dégagé, était amer, à tous points de vue. Sur le thème principal de la conférence, seuls quatre provinces sur les vingt-six (Lualaba, Haut-Katanga, Kinshasa et Kongo-Central) sont à même de mobiliser des recettes propres pour soutenir les activités de développement. La situation est si inquiétante dans les nouvelles provinces issues du découpage territorial de 2015 que le ministre de l’Intérieur de l’époque a lancé l’idée d’une « réunion spéciale » pour ces provinces.

Sur pied de l’article 200 de la consti- tution, la conférence des gouver- neurs a pour mission d’« émettre des avis et de formuler des sug- gestions sur la politique à mener et sur la législation à édicter par la République ». Elle est composée, outre les gouverneurs de province, du président de la République, du 1ER Ministre et du ministre de l’Intérieur. Tout autre membre du gouvernement peut y être invité.

La conférence des gouverneurs se réunit au moins deux fois par an sur convocation de son
s’étaient mis d’accord sur « la né- cessité d’appliquer la rétrocession des 40 % au début président – ce qui n’est pas le cas depuis son institution – et se tient à tour de rôle dans chaque province. C’est ainsi que le devoir de solidari- té et d’équilibre entre les provinces a conduit à l’institution de la caisse nationale de péréquation placée sous la tutelle du gouvernement. En réalité, cette caisse n’a jamais fonctionné. Par ailleurs, deux ou plusieurs provinces peuvent, d’un commun accord, créer un cadre d’harmonisation et de coordination de leurs politiques respectives et gérer en commun certains services dont les attributions portent sur les matières relevant de leurs compé- tences (article 199).
En février 2020, Sylvestre Ilunga recevait les gouverneurs de pro- vince, venus lui présenter leurs doléances, notamment sur la rétrocession des ressources aux provinces. « Depuis un certain temps, presqu’un semestre, il est très difficile de travailler en pro- vince. Les gouverneurs ont tenu à rencontrer le 1ER Ministre pour présenter leurs revendications. Ils ne reçoivent plus la rétrocession, les frais de fonctionnement et les droits des ETD », avait déclaré Richard Muyej Mangez Mans, le gouverneur du Lualaba. Avant de souligner : « Les gouverneurs ne savent plus fonctionner, et ça fait longtemps qu’on a parlé de la mise en œuvre de la caisse nationale de péréquation. Jusque-là, rien du tout. La situation a été clairement présentée par le rapporteur du groupe, Pancras Boongo, le gou- verneur de la Tshuapa. »
Poursuites judiciaires
Aux gouverneurs de province, le 1ER Ministre avait donné des « explications claires en rapport avec cette situation », et avait indi- qué que le gouvernement allait « s’engager fermement », afin d’« apporter des solutions de manière progressive ». Les revendications des provinces sur l’application de l’article 175 de la constitution datent de la mise en œuvre même de la constitution. C’est même la pomme de discorde entre le pou- voir central et les exécutifs pro- vinciaux ainsi que les Assemblées provinciales.
En août 2008, le gouvernement et les Assemblées provinciales s’étaient mis d’accord sur « la né- cessité d’appliquer la rétrocession des 40 % au début de l’année 2009 ». Las d’attendre, les gouverneurs de province et les députés pro- vinciaux avaient fait fort dans la revendication jusqu’à envisager des poursuites judiciaires contre le gou- vernement pour « non-respect des engagements » sur le mécanisme de rétrocession des 40 % des recettes allouées aux provinces conformé- ment à la constitution.
Leur démarche auprès du président de la République, des présidents du Sénat et de l’Assemblée natio- nale n’avait rien donné en 2009. Ni même la campagne de sensi- bilisation des dirigeants provin- ciaux de Bas-Congo, Katanga, Kasaï- Oriental, province Orientale pour l’application de la politique de la rétrocession des 40 % des recettes nationales. En réaction à toutes les accusations des provinces, le gouvernement leur rétrocédait les recettes sur la base de leur poids démographique et la capacité pro- ductive de chacune d’entre elles. En juillet 2019, à la faveur du séminaire-atelier sur le dialogue parlementaire des champions du genre organisé par le PNUD et de la conférence sur la sensibilisation pour la vaccination et l’éradication de la poliomyélite, les présidents des Assemblées provinciales ont fait du lobbying à Kinshasa auprès des autorités du pays pour réclamer la mise en application de la loi 08/012 du 31 juillet 2008 sur la libre admi- nistration des provinces.
Ils ont dénoncé « la violation insti- tutionnalisée » des dispositions de la constitution relatives aux reve- nus des provinces, qui consacrent de manière sans équivoque la rete- nue à la source des 40 % des recettes à caractère national. Mais aussi « la non-application », 13 ans durant, des dispositions devant permettre la mise en œuvre effective de la décentralisation en tant que mode de gestion politico-économique. Ce que souhaitent les présidents des Assemblées provinciales, c’est « la régularité de la rétrocession due aux provinces, en attendant l’application effective de la retenue à la source, afin de permettre aux Assemblées provinciales de remplir efficacement leur mission… ».
Amélioration sensible
En 2019, par exemple, le gouverne- ment a versé quand même aux pro- vinces et aux entités territoriales et décentralisées (ETD) quelque 231 millions de dollars, les quatre premiers mois de l’année. Certes, le gouvernement n’a pas tenu à ses engagements mais le taux d’exé- cution de la rétrocession a été de loin supérieur à celui de la période correspondante en 2018, soit 19 %. Selon le ministère du Budget, le gouvernement a ainsi couvert des charges transférées aux provinces et ETD, notamment les investisse- ments sur transferts évalués à 0,2 %, les rémunérations à 89,1 % et le fonctionnement à 49,4 %.
Le débat se corse
Au mois de mai de l’année der- nière, Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, le président de la République, avait promis aux gou- verneurs de province qu’il s’enga- geait à « veiller personnellement » à la rétrocession des recettes aux provinces dont se sont plaints les gouverneurs ces dix dernières années. Et contrairement aux an- nées précédentes, où Kinshasa, le Nord-Kivu, le Haut-Katanga et le Lualaba étaient les mieux servis, la province du Kwilu a été la mieux servie au premier quadrimestre 2019 avec 29,89 millions de dol- lars, sur les prévisions linéaires de 20 millions de dollars. La pro- vince de la Mongala avait, pour sa part, reçu 896 787,41 dollars, soit la
moins bénéficiaire des revenus de la rétrocession, sur les prévisions linéaires de 8,20 millions de dollars, à la même période.
Selon un certain point de vue, « la mobilisation des ressources finan- cières est un élément crucial pour le succès de la décentralisation. Sans autonomie financière, il ne peut pas y avoir autonomie de gestion » Et au-delà de ce point de vue, « la décentralisation fiscale comporte des enjeux bien plus importants que la seule autonomisation financière des collectivités locales ». De ce point de vue, « il est capital que, en matière de décentralisation, paral- lèlement aux efforts internes de mobilisation des ressources locales, le reversement de l’État aux col- lectivités locales soit effectifs et prévisibles ».
Dans les faits, la réalité est telle que « l’accès aux ressources autres que les ressources propres des col- lectivités locales n’apporte pas le financement d’appoint attendu ». Il devient donc aisé de comprendre « la réticence », tant au niveau cen- tral que provincial, à entrer dans une logique de retenue à la source des 40 % des recettes à caractère national par les provinces ou d’allo- cation aux provinces et ETD de ces 40 % tant que les budgets au niveau central et provincial connaissent difficilement un taux de réalisa- tion qui avoisine une proportion
de 50 %. « La nécessité de la bonne gouvernance de bas vers le haut, y compris le processus de finance- ment par les impôts et taxes locaux, semble être une alternative pour contourner les difficultés aux- quelles les uns et les autres sont confrontées quant au transfert des ressources financières ».
Par ailleurs, l’enlisement de la dé- centralisation financière en RDC est également due à l’absence d’orga- nisation et de fonctionnement de la caisse nationale de péréquation alors que les disparités socio-éco- nomiques entre les provinces et à l’intérieur de ces dernières ne font que se prononcer. Prévue pourtant dans la loi financière de 1983, loi encore en vigueur, et préconisée formellement dans la constitution de 2006, la péréquation se fait tou- jours attendre et son absence laisse davantage se creuser les écarts entre provinces, le mécanisme de rétrocession à ces dernières de 40 % de la part des recettes nationales tablant formellement sur le poids démographique et la capacité pro- ductive de chacune d’entre elles. Sans la correction prévue dans le cadre de la péréquation pour mar- quer la nécessaire solidarité natio- nale, la rétrocession financerait un développement déséquilibré du pays et neutraliserait de ce fait, l’efficacité économique de l’État attendue de la décentralisation.