TUMBA BOB : « Le Congo figure dans le peloton de tête de tous les indices de la faim et de la sous-alimentation des Nations Unies »

L’écart entre le secteur agricole et l’industrie démontre à suffisance l’absence de la filière manufacturière en RDC. Sans compter que dans cette comptabilité affichée de l’industrie, une grosse part se rapporte à l’industrie minière extractive, donc à une donnée du secteur primaire.

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usiness & Finances : Vous dites dans votre livre que le secteur agricole de la RDC n’échappe pas au standard africain : pauvre et décadent. Cela veut dire quoi ?

T. B. : Avant l’accession du pays à la souveraineté internationale, la colonie belge était exportatrice nette de produits agricoles. Aujourd’hui, le Congo doit importer à manger pour nourrir ses soixante-dix millions d’habitants. Selon le professeur Éric Tollens, enseignant émérite d’économie agricole à l’Université catholique de Louvain (K.U. Leuven), et qui suit, depuis de nombreuses années, la situation de l’agriculture de notre pays, le Congo figure dans le peloton de tête de tous les indices de la faim et de la sous-alimentation des Nations Unies. 70 % des Congolais souffrent de sous-alimentation et de carence en protéines, en glucides et en vitamines.

BEF : Avouons que c’est tout de même scandaleux !

T. B. : Cela est d’autant plus scandaleux que le Congo réunit tous les atouts pour être une puissance agricole capable même de nourrir une bonne partie du continent. Véritable « château d’eau » de l’Afrique, avec 55 % des réserves d’eau douce du continent, le pays possède un excellent climat et des terres à perte de vue. Mais Kinshasa importe près de la moitié de ses besoins alimentaires, alors que quatre Congolais sur cinq travaillent dans l’agriculture.

BEF : Comment expliquer qu’un pays si riche potentiellement, demeure à jamais si pauvre factuellement ?

T. B. : Il y a un fossé tragicomique entre potentialité et réalité.

BEF : Quelle est finalement l’image de l’agriculture dans l’opinion publique ?

T. B. : C’est une image écornée. Dans la mentalité populaire, jusqu’à nos jours malheureusement, la terre n’est pas perçue comme un facteur économique, un capital à fructifier, à l’instar de n’importe quel autre business. Bien au contraire, le travail de la terre souffre d’un préjugé social défavorable, qui l’assimile à une activité dégradante réservée aux classes inférieures.

Face à la pénurie des biens alimentaires que l’on doit importer à prix d’or pour nourrir les populations, il n’est pas rare de voir une autorité politique décréter que tout investisseur institutionnel doit, en plus de son objet social statutaire, développer parallèlement une activité agricole obligatoire, sous la peine de sanctions. On cherche à créer des agriculteurs « par décret », alors que l’agriculture, profession noble et qui exige des compétences spécifiques, est un secteur de l’économie à la fois utile, prioritaire et même rentable.

BEF : Vous soulignez bien que de tous les leviers connus de croissance économique, le secteur agricole est celui qui a le plus fort potentiel de réduction de la pauvreté… Pourquoi ça ne décolle pas dans le pays ?

T.B. : De par sa capacité d’absorption d’une abondante main-d’œuvre faiblement qualifiée. Les populations africaines sont paysannes à plus de 60 %. Et toute tentative de caporalisation de l’agriculture est vouée à l’échec, par l’ignorance d’une vérité élémentaire : dans l’économie moderne post-révolution technologique (avec l’explosion de la production des biens et services, la dérèglementation de l’activité économique et l’autorégulation des acteurs socio-économiques, le désengagement de l’État des circuits économiques et son confinement dans le seul rôle régalien), l’initiative privée est devenue l’unique moteur de la croissance économique…

BEF : Mais d’où viendra justement le déclic ?

T. B. : L’agriculture n’a besoin que d’incitations appropriées émanant des pouvoirs publics, à l’instar de la politique ivoirienne de mise à disposition du secteur privé de 40 millions d’hectares de terre cultivable. L’agriculture est un métier de professionnels. On voit se développer, au sein des classes bourgeoises de bon nombre de pays africains, une propension à l’agriculture dilettantiste : un projet d’agro-élevage dans l’hinterland de la grande ville, voué essentiellement aux villégiatures de fin de semaine en bandes organisées. La rentabilité économique n’est jamais à l’agenda, et les produits de la ferme ne sont pas visibles sur le marché local.

BEF : quels sont les produits phares de l’agriculture congolaise ?

T. B. : Toute l’activité agricole a régressée en RDC, et seuls quatre produits phares affichent encore un niveau moyen de statistiques de réalisation : le manioc (16 000 000 t), le sucre de canne (1 950 000 t), l’huile de palme (1 250 000 t) et le maïs (1 200 000 t), selon les statistiques de la FAO de 2012. Le manioc est la culture par excellence en Afrique. Consommé sous des formes variées d’un pays à l’autre et, au sein du même pays, d’une région à l’autre, le manioc est, dans l’alimentation de l’Africain, ce qu’est le pain pour l’Occidental en général, et le Français en particulier. 500 millions d’Africains mangent le manioc au quotidien.

BEF : En termes de production, quelle est la position de la RDC au monde ?

T.B. : La RDC est le 5è pays au monde producteur de manioc, derrière le Nigeria (54 000 000 t), l’Indonésie (23 922 075 t), le Brésil (23 044 557 t) et le Thaïlande (22 500 000 t). En termes de meilleurs rendements par tonne et par hectare, elle est le 4è pays au monde, derrière l’Inde (36.41 t/ha), Iles Cook (26.31 t/ha), la Chine, Taïwan (24.16 t/ha), et devant le Suriname (23.33 t/ha). C’est dire la place du manioc dans le menu du Congolais. Cependant, malgré ce tonnage important, vous ne trouvez pas une seule minoterie qui moud le manioc dans tout le Congo, pour produire la farine de manioc pourtant manipulée quotidiennement par des millions de ménagères. 

BEF : D’où votre expression d’« Éternel drame de l’extraversion économique »…

T.B. : En tout cas, il dresse un mur infranchissable entre les secteurs primaire et secondaire de l’économie, empêchant ainsi la concrétisation du miracle des effets multiplicateurs porteurs de croissance. Tenez, la farine de manioc est le fait de petits producteurs familiaux, propriétaires de moulins artisanaux, qui fournissent une farine livrée en vrac dans des bassines exposées le long des trottoirs sur les marchés populaires, sans conditionnement industriel. 

La forte domination du manioc (racines et tubercules, 81 % du total de la production agricole) est le signe du caractère marqué d’une agriculture dédiée à l’autosubsistance alimentaire. Par ailleurs, la faiblesse des autres postes de production (19 %) explique la présence massive d’aliments importés (céréales, fruits, légumes, etc.) dans les rayons des surfaces commerciales des grandes villes du pays. La terre congolaise ne nourrit pas son homme.

BEF : Quelles leçons tirées de l’agriculture en Afrique en général ?

T. B. : La reprise en mains de l’activité rurale aura le triple bénéfice de stopper la saignée des devises affectées à l’importation des vivres d’origine agricole, absorber le chômage de masse, et assurer l’essor économique du pays. L’acharnement consacré à briser la spirale de la misère ambiante n’a pour moteur que la volonté de rectifier le cap de la trajectoire du navire communautaire, dans la perspective de pouvoir enfin voguer, toutes voiles dehors, dans la bonne direction du bien-être sociétal et de l’accomplissement de soi.

Lors d’un pathétique appel à la prise de conscience de la communauté de destin des différentes mosaïques raciales qui composent les États-Unis d’Amérique, Martin Luther King avait poussé ce cri de ralliement : « Il nous faut apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots ». Cette vérité reste immuable, dans le temps comme dans l’espace, au sein de chaque groupement humain.

Le changement tant convoité ne se limitera pas au seul environnement physique, qui est visible à l’œil ; il devra comporter une dimension intériorisée, invisible de l’extérieur, puisque gravée dans les esprits et dans les neurones. Il n’y a pas de développement sans esprit de développement. Cette dimension intérieure constitue le moteur même du développement, et le conditionne. Comme tous les jeux de puzzle, celui de la construction économique est aussi un jeu de patience et d’imagination créatrice, dans lequel les pièces à rassembler existent éparses sur le territoire national, mais l’objet à trouver est connu d’avance par tous : la croissance économique. Ce n’est pas du tout sorcier !