Ils innovent, ils maîtrisent les codes du digital, ils lancent des applications mobiles qui changent la vie, mais peinent à trouver des financements. Récit.
Louis-Antoine Muhire a passé plus de 20 ans loin du Rwanda. Et lorsqu’il revient sillonner sa terre natale en vue d’y créer son entreprise en 2014, ce jeune diplômé en nouveaux médias de l’université canadienne d’Ottawa prend la mesure de la réputation de place numérique que s’est taillée le pays. « J’ai été impressionné, il y avait tout ce dont j’avais besoin : le réseau internet, des techniciens, et une économie numérique naissante », résume-t-il. Sur ce territoire rwandais qui devrait être recouvert à 95 % par la 4G en 2017 et où 7 personnes sur 10 sont abonnées à la téléphonie mobile, Louis-Antoine Muhire développe l’application Mergims. Ce service de transfert d’argent amélioré permet aux migrants rwandais d’acheter à distance, depuis leur téléphone, de l’électricité, de la nourriture, des médicaments, mais aussi de financer des études ou de rembourser un prêt bancaire. « Les diasporas peuvent ainsi avoir un réel impact sur la vie de leurs proches au Rwanda », note l’entrepreneur de 32 ans, qui concilie son expérience d’immigré lassé par les systèmes de transfert d’argent trop « longs et coûteux », et le principe de l’économie numérique consistant à « révolutionner la façon de vivre ».
Dynamisme des start-up africaines
À l’instar du Kenya et de sa « Silicon Savannah », le Rwanda, avec son taux de croissance de plus de 7 % en 2014, son climat des affaires loué par les institutions internationales ou encore son fonds de 100 millions de dollars récemment mis en place pour les entrepreneurs dans les TIC (technologies de l’information et de la communication) est souvent montré en exemple dès qu’il s’agit d’innovation numérique en Afrique. Le jeune patron de Mergims s’y sent, lui, plus à l’aise que dans certains pays d’Afrique francophone où il a pu observer « un niveau de corruption parfois trop élevé pour opérer dans l’économie numérique, qui nécessite un minimum de confiance ». L’obstacle, toutefois, n’est pas de nature à freiner la créativité. À Dakar, Niamey, Yaoundé ou Djibouti, les start-up rivalisent d’idées d’applis, et notamment pour régler les problèmes du quotidien : irriguer un champ à distance, améliorer la prise en charge médicale, gérer des déchets. Ces services innovants peuvent combler les lacunes d’un secteur. Ainsi le nombre de comptes bancaires mobiles dépasse-t-il désormais celui des comptes bancaires traditionnels dans 16 pays d’Afrique et de l’océan Indien (contre 9 en 2013), dont le Cameroun, la RD Congo, le Burundi, le Gabon, la Guinée ou Madagascar, selon l’Association des opérateurs télécoms mondiaux (GSMA).
Opportunités du marché francophone
« Les marchés francophones sont, certes, de plus petite taille, mais il y a très peu de contenus, ce qui représente une réelle opportunité », note quant à lui Serigne Barro, directeur général de People Input. Cette PME sénégalaise propose des solutions digitales sur mesure dans la communication, les réseaux sociaux, les sites internet ou les applications mobiles. Avec son portefeuille d’une trentaine de sociétés, ses filiales en Côte d’Ivoire et au Cameroun, son équipe élargie de 6 à 50 personnes entre 2010 et 2014 – uniquement des « expertises africaines », se félicite Serigne Barro –, People Input a développé des applications phares au sein de son laboratoire numérique PI Lab. Parmi celles-ci, Expresso Sénégal, qui totalise plus de 100 000 téléchargements au Sénégal, la messagerie instantanée Ginger intégrant des expressions de pays africains, et, bientôt, « Archives d’Afrique », une application sur l’histoire africaine élaborée avec le journaliste Alain Foka. People Input avance ainsi ses pions sur le marché des produits innovants, ne se limitant plus aux services. La société a notamment bénéficié de l’appui de consultants du programme G-Lab du MIT (Massachussets Institute of Technology) mais aussi du CTIC de Dakar, un incubateur TIC pour les PME d’Afrique de l’Ouest créé en 2011. Les 64 entreprises et PME qu’il a accompagnées depuis ont connu une hausse de leur chiffre d’affaires de 34 %. On dénombre environ 35 incubateurs en Afrique francophone, selon des données de la Banque mondiale.
Des investisseurs frileux
S’ils doivent composer avec une fiscalité élevée et un cadre juridique qui peine à suivre les évolutions des TIC, les acteurs de l’innovation numérique se heurtent surtout à la frilosité des investisseurs. « Les banques comprennent très peu notre logique de développement », déplore Serigne Barro. Il faut « créer un espace de confiance » avec les banques d’Afrique francophone et « améliorer la cybersécurité » préconise quant à lui Éric Adja, directeur de la Francophonie numérique à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Soucieuse de renforcer la présence de contenus francophones dans l’économie numérique mondiale, l’OIF organise notamment des hackathon où de jeunes développeurs s’affrontent pour créer la meilleure application dans un domaine précis. Se faire connaître, pour mieux appâter les investisseurs… En attendant de les convaincre de mettre la main à la poche, combien se découragent ? À une autre extrémité de l’espace francophone, en Suisse, nation la plus innovante du monde selon l’Indice mondial de l’innovation 2014, ces difficultés perdurent. « Le financement des start-up en phase de démarrage est quasiment mission impossible. Même si l’idée et les produits sont géniaux, les investisseurs cherchent des choses déjà rentables », observe Nicolas Emberger, directeur de la technologie de Tondocteur. Ce service de téléconsultation facilite l’accès à un médecin suisse depuis un téléphone, une tablette ou un ordinateur, où que soit le patient – certains se connectent depuis l’Afrique du Nord. Si Tondocteur débarque dans un marché de la télémédecine encore timide, celui de la santé mobile explose. L’entreprise a peut-être une touche avec un investisseur en France.
« De nombreuses personnes nous ont conseillé de rechercher des investissements aux États-Unis ou au Royaume-Uni », rapporte Nicolas Emberger. Pour l’heure, Tondocteur se développe sur fonds propres. À l’instar de People Input, ou Mergims, qui vise la rentabilité en 2017.