C’est une perte aussi profonde que les creux de la mer du Nord en pleine tempête. Shell, le champion européen du pétrole, a annoncé, jeudi 29 octobre, un déficit net de 7,4 milliards de dollars, soit 6,8 milliards d’euros, au titre du troisième trimestre. Il s’agit de la perte la plus massive essuyée par le groupe anglo-néerlandais depuis plus de dix ans. Un an plus tôt, Shell avait, au contraire, dégagé un solide profit de 4,4 milliards de dollars.
Cette contre-performance est emblématique des difficultés dans lesquelles se débat toute l’industrie pétrolière. Pendant des années, la montée des cours de l’or noir a permis à ce secteur d’engranger des bénéfices plantureux et incité les compagnies à lancer des projets toujours plus audacieux et coûteux pour extraire cette matière première en voie de raréfaction. Aujourd’hui, le retournement de tendance est violent.
En un an, le prix du brut a été divisé par deux. Les grands projets ne sont plus rentables, et les ex-maîtres du monde peinent à gagner de l’argent. Le bénéfice trimestriel de Total a chuté de 69 %, celui de BP a quasiment disparu.
Pendant des mois, les industriels sont largement restés dans le déni. Ils misaient sur une remontée plus ou moins rapide des cours et ne voulaient pas remettre en question les projets dans lesquels ils avaient commencé à investir des milliards. A présent, tous reconnaissent que la situation a changé. La faiblesse des cours « pourrait durer plusieurs années », a reconnu la direction de Shell en août.
Elle en tire les conséquences dans les comptes du trimestre. Les résultats de l’exploration et de la production, la branche maîtresse, ont été amputés par des charges et provisions de 8,2 milliards de dollars. C’est en quelque sorte la facture des Années folles. Ce montant doit couvrir le coût des restructurations à venir dans ce secteur, celui des licenciements inéluctables, et des dépréciations d’actifs.
Pour 2,3 milliards de dollars, il correspond ainsi à une révision à la baisse des gisements de Shell dans le gaz de schiste aux Etats-Unis.
L’abandon de deux projets majeurs revient aussi très cher à Shell. Le groupe a décidé, fin septembre, de cesser toute exploration au large de l’Alaska. La compagnie comptait pourtant beaucoup sur cette zone pour assurer sa croissance. Elle y avait investi 7 milliards de dollars. Mais sans grand succès. Aux cours actuels, persévérer n’avait plus de sens, d’autant que ces forages étaient violemment contestés par les écologistes. Prix de cette douloureuse révision stratégique : 2,6 milliards de dollars.
Mardi, Shell a également renoncé à un énorme projet visant à exploiter les sables bitumineux à Carmon Creek, dans l’ouest du Canada. La production devait débuter en 2019. Il n’en est plus question. A la clé, une charge de 2 milliards de dollars. La chute des prix n’a pas fait que des malheureux au sein du groupe. Les activités dans la chimie et le raffinage ont, au contraire, bénéficié d’une matière première moins chère. Mais cela n’a pas suffi à compenser les déboires de l’exploration-production, même si cette branche a commencé à réduire ses coûts et augmenté ses volumes d’hydrocarbures.
Malgré cette perte trimestrielle record, Shell affiche encore, sur l’ensemble des neuf premiers mois de l’année, un bénéfice de 1 milliard de dollars. C’est toutefois 93 % de moins qu’un an auparavant. Et les mauvaises nouvelles ne sont sans doute pas terminées. Les mesures déjà prises pour faire de Shell un groupe « plus concentré et plus compétitif » ne constituent que des « premiers pas », a glissé la direction jeudi.