Apparemment, l’Inde a gagné son pari. Celui de faire adhérer l’Afrique à sa vision du Nouvel ordre mondial dont les enjeux sont à la fois politiques, géostratégiques, économiques, industriels et environnementaux.
Depuis quelques décennies, on assiste à une redistribution des cartes sur le plan international, avec le déclin, certes relatif, des États-Unis et l’entrée sur la scène mondiale des puissances émergentes telles que la Chine et l’Inde. Parallèlement, l’Afrique qui connaît un essor économique visible, semble s’engager sur des nouvelles voies. C’est dans ce contexte qu’il convient de situer le 3ème Sommet Inde-Afrique qui vient de se tenir, du 26 au 29 octobre, à New Delhi.
À travers ce rendez-vous, le gouvernement indien a voulu impulser un nouvel essor aux relations anciennes avec les pays africains. D’aucuns pensent que l’Inde et l’Afrique pourraient, dans l’avenir, présenter des positions communes sur un certain nombre de grandes questions du moment et, ainsi, promouvoir un nouvel ordre mondial plus pacifique. Le changement climatique, la réforme des Nations unies et le terrorisme sont quelques-unes des problématiques au sujet desquelles les deux régions pourraient trouver un terrain d’entente.
Les grands enjeux
Le premier grand enjeu est économique. À l’horizon 2020-2030, quel avenir pour l’Afrique ? En 2020, année du prochain sommet, la demande solvable en Afrique serait de 600 milliards de dollars. C’est la conséquence du développement d’une classe moyenne grâce à des taux de croissance intéressants observés depuis quelques années sur le continent africain. À cette échéance, il y aura environ 120 millions de consommateurs. C’est un enjeu majeur pour les entreprises du monde entier. Il est clair que les puissances émergentes, qui sont conscientes de ces perspectives, essaient de ne rien laisser au hasard. Elles se ruent sur l’Afrique et trouvent des marchés pour leurs entreprises du secteur privé, à la recherche de nouveaux relais de croissance. La Chine, les États-Unis, la France, l’Inde, le Brésil… montrent des intérêts différents pour le continent.
À un moment où l’économie chinoise est en difficulté, entraînant une suspension, voire une annulation de projets et contrats en Afrique, l’Inde a de sérieux arguments pour occuper le terrain perdu. Pour New Delhi, il s’agit d’assurer la consolidation de sa croissance, qui nécessite des sources sûres d’approvisionnement en matières premières. Actuellement, l’Afrique couvre un cinquième des besoins indiens en pétrole. Et cette proportion doit augmenter, car l’Inde, avec ses 8% de croissance économique et son 1,2 milliard d’habitants, trouve en Afrique aussi bien une source d’approvisionnement en matières stratégiques qu’un marché juteux pour ses industries.
Des groupes indiens, plus connus tels qu’Airtel, Arcelor Mittal et Tata ou plus discrets comme Diamond Cement, Godrej et Ison, s’activent aux quatre coins du continent. Les entreprises indiennes entendent se positionner dans les domaines de construction d’infrastructures, de pharmaceutique, des télécoms, de transport, de l’industrie des cosmétiques, de l’industrie informatique… Une étude conjointe de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et la Confédération de l’industrie indienne souligne que les stocks d’investissements directs étrangers indiens en Afrique représentaient 13,6 milliards de dollars en 2013, tandis que ceux des pays africains en Inde atteignent 65,4 milliards. Selon la même étude, les exportations indiennes vers l’Afrique ont atteint 34,6 milliards de dollars en 2014, pour 40,4 milliards d’importations provenant des pays africains. L’Inde revendique d’ailleurs la position de troisième partenaire commercial de l’Afrique derrière l’Union européenne et la Chine.
Des échanges commerciaux
Pour les États africains, il s’agit de s’assurer que l’intérêt de l’Inde pour l’Afrique s’inscrira dans la durée et sera bénéfique pour les économies du continent, essentiellement portées par les matières premières. En cinq ans seulement, les importations indiennes d’acier ont été multipliées par trois. Environ 70% des produits pétroliers consommés en Inde sont importés d’Afrique. Contrairement à la Chine, c’est le secteur privé indien qui a pris les devants. Les échanges commerciaux atteindront 90 milliards cette année. Un protocole d’accord visant la promotion et le financement du commerce et les flux d’investissements a été conclu le 25 juin entre l’Export Import Bank of India (Exim Bank) et le groupe bancaire panafricain Ecobank. Il s’agit d’explorer les opportunités communes de commerce et d’investissement au sein du réseau du groupe constitué de 32 pays au centre de l’Afrique. L’Inde a constitué en dix ans un stock d’investissement de plus de 30 milliards de dollars en Afrique et ses investisseurs seraient prêts à injecter au cours des dix prochaines années près de 400 milliards de dollars. L’acquisition par Bharti Airtel des activités de Zain en Afrique pour 9 milliards de dollars a été l’un des investissements indiens les plus importants sur le continent. Par ailleurs, Airtel et Ecobank se sont alliés dans le mobile bank.
L’enjeu est aussi industriel et stratégique. Les entreprises indiennes, arrivées relativement tard sur la scène africaine, ont effectué un redéploiement stratégique de leur « business model » afin de pouvoir intégrer ce nouveau marché à leur portée. Les destinations prioritaires pour l’Inde sont dictées par la géographie historique. Les pays prioritaires, ce sont les pays de l’Afrique orientale et australe : Ouganda, Tanzanie, Kenya, Afrique du Sud, Maurice. Cependant, les matières premières dont l’Inde a besoin ne se trouvent pas chez ses partenaires historiques, mais plutôt en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest dont le Nigeria qui est devenu un des principaux fournisseurs de pétrole de l’Inde. New Delhi a aussi renforcé ses liens économiques avec les pays francophones, notamment la Mauritanie, le Sénégal, où les grandes entreprises privées telles que Tata, Godrej (biens de consommation) et Mittal (sidérurgie), Kirloskar (pompes agricoles) se sont durablement implantées.
Solidarité et respect mutuel
Le Sommet de New Delhi a montré que l’Inde veut se distinguer des autres pays en proposant à l’Afrique un partenariat de développement fondé sur le respect mutuel. En resserrant leurs liens, les deux parties pourront peut-être apporter une nouvelle dynamique dans les échanges internationaux. Les participants au sommet de New Delhi ont cherché à redéfinir ensemble leurs rapports stratégiques de demain, notamment au niveau économique, pour établir un partenariat durable qui leur soit mutuellement bénéfique. La présence d’une diaspora indienne en Afrique est un atout pour les entreprises. Arrivés il y a plus d’un siècle, les Indiens estimés à 2,76 millions en Afrique dont 1,55 en Afrique du Sud et 892 000 à Maurice, jouent aujourd’hui un rôle économique majeur dans les grandes villes d’Afrique de l’Est. En Tanzanie, les Indiens sont 90 000, tandis qu’ils sont 100 000 au Kenya. Leur présence est aussi considérable en Ouganda, en Zambie, au Mozambique et au Zimbabwe.
Ce sommet aura été un succès pour le Premier ministre indien, Narendra Modi, qui a annoncé l’octroi de nouveaux prêts de dix milliards de dollars sur cinq ans, soit le doublement des crédits par rapport au sommet de 2011. L’Inde donne aux Africains des prêts aux taux concessionnels qui sont utilisés pour la mise en place des projets réalisés en coopération avec les sociétés indiennes. Le montant cumulé des prêts accordés par l’Inde depuis 2008 s’élève à 7, 4 milliards de dollars. Par ailleurs, le montant de dons est tombé de 1,2 milliard à 600 millions de dollars. Mais le nombre de bourses d’études accordées aux étudiants africains sera doublé passant de 25 000 à 50 000 pour les cinq prochaines années…
Côté indien, il s’agit d’un « changement qualitatif » dans les rapports avec l’Afrique, comme l’atteste la Déclaration politique et le Document cadre de coopération stratégique. Ces documents traduisent une philosophie de partenariat mutuellement bénéfique sur laquelle l’Inde souhaite fonder son engagement en Afrique, où la compétition entre puissances est dictée par la realpolitik. New Delhi est en compétition avec la Chine et le Japon pour les ressources du continent africain, tout comme pour la captation du marché intérieur pour ses exportations. Or les échanges indiens avec l’Afrique ne s’élèvent qu’à 70 milliards de dollars contre 3 milliards en 2000. C’est une croissance impressionnante, mais 70 milliards c’est peu par rapport aux 210 milliards que représente le chiffre d’affaires du commerce sino-africain. Les investissements indiens en Afrique s’élèvent à quelque 50 milliards, alors que les investissements chinois sont loin devant. Les deux pays sont des pays émergeants. Pour le développement de leur industrie, ils ont tous les deux besoins de matières premières. Le prochain sommet Inde-Afrique se tiendra en 2020, juste le temps nécessaire pour assimiler toutes les implications de cette nouvelle direction.