Bastian Gotter, cofondateur de la start-up nigériane IrokoTV, spécialisée dans la diffusion des productions de Nollywood sur ordinateur et mobile, sourit à l’évocation des ambitions dévorantes de Netflix en Afrique. Ce n’est pas la concurrence du géant américain qui inquiète cet Allemand de 33 ans, ancien trader de pétrole à Londres, mais une application chinoise presque inconnue en Europe.
En guise d’explication, le jeune patron se lève de son siège, franchit la porte vitrée de son bureau épuré et revient avec un second smartphone, aussi banal que le sien. L’appareil chinois vendu au Nigeria à moins de 100 dollars (92 euros), comme plus de 90 % des 100 millions de smartphones utilisés en Afrique, fonctionne sous Android, le système d’exploitation de Google. Bastian Gotter pose les deux téléphones sur son bureau et les connecte à travers une application de transfert de fichiers sur mobile, Xender, la plus téléchargée au Nigeria après Facebook et WhatsApp. En moins de quinze secondes, une vidéo de bonne qualité d’une durée de deux heures est transférée d’un mobile à l’autre sans utiliser la moindre unité de forfait.
« Mon concurrent n’a pas de nom, pas de locaux, pas de patron, ce sont ces échanges de fichiers à travers des applications qui révolutionnent la consommation de contenus en Afrique »
Xender fonctionne en Wi-Fi direct et fait fi de la facturation onéreuse des données par les opérateurs télécoms. « Une révolution est en cours ici, annonce Bastian Gotter sans prêter attention à la coupure d’électricité qui vient de se produire. Pour la saisir, il faut se plonger dans les usages mobiles des Africains, dans leur univers Android. »
Quel meilleur laboratoire que Lagos, la mégapole nigériane dont nul ne peut dire combien de millions d’habitants y vivent, pour observer cette révolution, saisir les usages et attentes des consommateurs africains et observer les mutations d’une piraterie sans cesse renouvelée ?
« Mon concurrent, ce n’est pas Netflix, car le streaming [flux direct] n’est pas adapté au marché africain et consomme trop de données, insiste Bastian Gotter. Mon concurrent n’a pas de nom, pas de locaux, pas de patron, ce sont ces échanges de fichiers à travers des applications qui révolutionnent la consommation de contenus en Afrique. » Le patron en est désormais certain : l’explosion des smartphones conjuguée à l’essor d’applications comme Xender vont anéantir la télévision payante sur le continent et bouleverser la consommation de contenus. Et IrokoTV, désormais associée à Canal+, entend bien accélérer cette transformation.
Révolution des usages
Le siège de la start-up, qui a attiré 25 millions de dollars (23 millions d’euros) de capital-risque d’investisseurs occidentaux et emploie une soixantaine de personnes, se trouve à Anthony Village, non loin d’une autoroute embouteillée qui traverse la lagune. Une soixantaine d’employés tentent de conquérir les mobiles africains dans ce petit immeuble à colonnes niché entre une église évangélique et des petits commerçants. Certains proposent, pour quelques nairas, la monnaie nationale, des dizaines de films nigérians, sur DVD, clé USB ou par transfert avec Xender.
A ses débuts, IrokoTV a commis quelques erreurs stratégiques en ciblant la diaspora nigériane établie principalement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis avec un produit technologiquement non abouti. Son offre de diffusion de films en flux direct gratuit entrecoupé de publicités fonctionnait mal, suscitant l’ire de certains des clients. De plus, le public ciblé s’est révélé limité malgré l’échelle du Nigeria, pays de près de 180 millions d’habitants. Le capital-risque levé auprès de fonds d’investissement suédois et américains s’est amenuisé. « Nous nous sommes essayés au off line [DVD], mais on s’est heurtés à des industries de production et de diffusion de films très bien établies, explique par téléphone Jason Njoku, l’autre fondateur de la start-up, de passage à Paris. Nous sommes donc revenus à ce que nous savons faire, du Nollywood en ligne. Et on s’est recentrés sur le marché africain mobile. »
IrokoTV, qui propose plus de dix mille heures de contenu, a donc lancé en juillet 2015 sa nouvelle application en Afrique au prix de 500 nairas par mois (2,31 euros). Elle s’est associée au groupe français Canal+ en décembre 2015 et vient de signer plusieurs contrats d’un montant total de 19 millions de dollars pour soutenir son développement au Nigeria et sur le reste du continent, en sous-titrant les films nigérians en français, en swahili et en zoulou. Le groupe français, qui a doublé en deux ans le nombre de ses abonnés africains (plus de deux millions), comble ainsi ses lacunes en matière d’offre mobile. Et IrokoTV accède à de nouveaux contenus et, surtout, à des fonds pour continuer son développement.
« On a appris de nos erreurs et compris que la véritable croissance en Afrique sera sur mobile. Il faut un produit extrêmement compétitif accessible au plus grand nombre. Aujourd’hui, on se concentre sur le marché nigérian et africain, explique Adibeli Nduka-Agwu, 31 ans, ancienne consultante en Afrique du Sud, désormais chargée du développement à IrokoTV. On a changé de modèle pour être une société technologique et non plus seulement un média, tout en développant nos propres productions de films, de dessins animés et de séries. »
Gagner la confiance
Au sous-sol, les équipes de production s’activent tous azimuts. Objectif : produire trois cents heures de contenu cette année, puis le double d’ici à 2018. Les vitres des bureaux sont couvertes de scripts et de conducteurs griffonnés d’émissions télévisées, qui ont l’avantage d’être plus courtes que les films et donc moins consommatrices de données pour les Nigérians. Les murs sont ornés d’affiches de séries à succès, telles que Les Maris de Lagos. Dans un coin, des monteurs, designers et dessinateurs peaufinent le premier film d’animation pour enfants. IrokoTV n’est plus seulement distributeur, mais aussi un producteur de Nollywood, la deuxième plus grosse industrie du film du monde, après l’Inde, et qui contribue au produit intérieur brut du pays à hauteur 6 milliards de dollars par an.
Reste à relever le défi de créer le marché du film sur mobile, et d’offrir un service payant plus attrayant que celui offert par les pirates de contenus. Entre New York et Lagos, l’équipe de développeurs a accouché d’une application plus légère et moins contraignante. Par exemple, l’inscription ne requiert plus d’adresse électronique – dont peu d’utilisateurs africains disposent –, seul un numéro de téléphone est nécessaire. Sur le plan technologique, le téléchargement de films est moins gourmand en données et un système de sécurisation empêche le transfert illégal par des applications comme Xender. Et, pour gagner la confiance des utilisateurs, les cinq premiers films sont gratuits.
« Les challenges sont multiples en Afrique et la piraterie est le plus dur concurrent. Avec un bon produit, un prix bas et des fichiers dépourvus de virus, nous pourrons nous imposer, veut croire Bastian Gotter. On continue de perdre de l’argent, mais, d’ici à trois ans, nous en gagnerons, car le marché est énorme. Les pirates ouvrent la voie et éduquent les consommateurs à visionner du contenu sur mobile. Notre job, c’est de réussir à les faire payer pour un service bien meilleur. »