A la frontière du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, une guerre asymétrique se perpétue depuis quatre ans dans laquelle les troupes françaises sont elles aussi engagées. Sans pour l’instant réussir à pacifier une zone, vaste comme six fois la France, que se partagent cinq pays africains: la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Burkina Faso et le Tchad. Un think tank peu connu mais très influent, basé à Clermont-Ferrand, la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (Ferdi), ambitionne justement de repenser les stratégies de développement pour répondre de manière plus efficace aux défis sécuritaires.
Christophe Angely, directeur de stratégie au Ferdi, et Camille Laville, chercheuse sur les questions de paix et de sécurité au sein de la même fondation, livrent ici les grandes lignes de cette initiative baptisée «Plaidoyer pour le Sahel». Cette dernière a déjà donné lieu à plusieurs consultations de chercheurs et acteurs sur le terrain, aussi bien africains que français, et dont le résultat a été résumé dans une synthèse publiée par la Fondation fin 2016.
Pourquoi un «plaidoyer» pour le Sahel ?
Depuis 2014, les retours du terrain sont surprenants: les universitaires, agronomes, membres d’ONG, sont de plus en plus inquiets, alors que le discours véhiculé en France sur les succès militaires face aux groupes jihadistes locaux est, lui, positif. On a alors réalisé l’ampleur du décalage de perception entre ce sentiment positif ressenti ici et la réalité vécue par les populations locales. Notre priorité, c’est d’éviter de nouveaux attentats à Paris ou à Nice. Et donc d’enrayer la progression des jihadistes pour les empêcher d’agir chez nous. De notre point de vue, on a donc globalement réussi : les groupes jihadistes existent toujours, mais ils n’occupent plus de territoire, ils ne nous menacent plus aussi facilement.
Mais du point de vue d’un habitant du Nord-Mali, l’insécurité est toujours là et le pouvoir de nuisance de ces groupes, même ponctuel, reste intact. Au départ de ce plaidoyer, il y a donc un constat factuel. Et puis on s’est rendu compte qu’il fallait proposer des solutions.
Mais ces solutions que vous proposez in fine ne sont-elles pas parfois des évidences ? Renforcer l’éducation ? Tout le monde sera d’accord…
Certes, tout le monde sait qu’il faut investir dans l’éducation, l’agriculture… Mais tout dépend comment. La communauté internationale s’est longtemps satisfaite d’ouvrir des écoles. C’est facile de construire des écoles. Et effectivement, il y en a beaucoup désormais. Reste qu’on manque surtout d’enseignants formés. Au Niger, au Nord-Mali, des centaines d’enseignants sont illettrés. Cela n’encourage pas les parents à envoyer leurs enfants à l’école.
De la même façon, on se félicite du nombre croissant d’écoliers qui entrent dans le primaire. Sans s’intéresser au temps qu’ils y passent : en moyenne un an et demi au Niger. On s’est satisfait pour l’éducation de critères quantitatifs et on a totalement ignoré l’aspect qualitatif. On se contente du court terme sans songer à des actions, comme la formation des professeurs sur le long terme. Ce qui est vrai pour l’éducation mais vaut aussi pour le monde rural : il faut s’astreindre à envisager des solutions dans un cycle long.
Mais la communauté internationale peut-elle sauver ces pays malgré eux ? Les Etats concernés sont parfois corrompus, peu mobilisés…
Il faut avoir à l’esprit la bombe à retardement que représente cette zone : dans quinze ans, la population y aura augmenté de 60%. La notion de corruption, la faiblesse des institutions doivent s’effacer derrière la nécessité d’agir face à cet enjeu. Au fond, on est très politiquement correct quand on dit que c’est difficile d’aider des Etats dont les institutions ne sont pas suffisamment fortes ni transparentes. Mais alors que fait-on ? On continue, en maintenant les mêmes règles de conditionnalité de l’aide, de redevabilité de la dépense ? C’est ce que font les bailleurs internationaux. Avec un résultat souvent catastrophique : on décide d’investir, mais en réalité on n’investit pas. Car entre la décision d’engagement et le déboursement, il arrive trop souvent qu’on ne verse pas l’argent, parce qu’on estime ne pas avoir toutes les garanties sur son utilisation.
Or il faut accepter que le mode de fonctionnement de ces Etats ne changera pas en claquant des doigts. Il faut adopter la fameuse formule de Deng Xiaoping : «Peu importe la couleur du chat, l’essentiel, c’est qu’il attrape les souris.» Peu importe la nature de l’institution, il faut faire avec. Et se demander aussi si nos logiques de conditionnalité sont adaptées à la logique de ces pays et de leurs institutions. Mais il y a d’autres critères qu’on doit questionner, comme la démocratie élective, souvent considérée comme une fin en soi : quand les élections ont lieu dans un pays où il n’y a aucune cohésion nationale, que crée-t-on réellement ? Une démocratie ? Ou un gagnant et un perdant ? Et du coup, est-ce que le perdant doit être intéressé au développement du pays ? Ou bien on lui coupe brutalement le micro jusqu’au prochain scrutin ? Cette dimension politique est centrale dans les débats sur le développement.
Avez-vous l’impression qu’un consensus se dégage sur cette nouvelle approche ?
Le dernier rapport de la Banque mondiale, présenté cet automne pour la première fois à l’Assemblée nationale française et non à Washington, encourage la bonne gouvernance des Etats. Mais aussi les pratiques démocratiques : ne plus se contenter de dire, il y a eu une élection c’est bon. Mais considérer qu’après le vote, il faut encore plus soutenir les parlements nationaux, les sociétés civiles. Il faut stimuler les ferments de discussions.
Si l’on prend l’exemple du Nord-Mali : ne maintenons-nous nos militaires sur place que pour encourager l’application des accords d’Alger [signés entre les groupes armés non-jihadistes et le gouvernement en juin 2015, mais toujours dans l’impasse, ndlr] ? Est-ce qu’on encourage suffisamment ces gens à discuter ensemble ? Bref, peut-être qu’on pourrait aider, non seulement en se préoccupant de la «couleur du chat», mais en faisant en sorte que le changement ait vraiment lieu.
Reste que dans l’immédiat la notion de redevabilité est incontournable ! On ne peut pas fermer les yeux sur la corruption par exemple…
Dans l’immédiat, dites-vous ? Mais justement, rien ne se fait immédiatement, tout se fait sur la durée. Si on cherche une action visible dans l’immédiat, alors on va construire des écoles. De même, si vous voulez rassurer les bailleurs avec un résultat immédiatement tangible, alors vous serez tenté d’envoyer des experts, avec des 4×4, qui seront tous extraordinairement compétents. Ils feront le job. Mais ce faisant, on renforce l’idée que l’administration locale est incompétente.
Il faudrait au contraire que les populations considèrent que leur appareil régalien les protège. Mais ce ne sera jamais possible si, à chaque fois qu’on est dans une configuration de crise, on voit arriver une armée extérieure ou des experts extérieurs, qui ne font finalement que constater et illustrer les limites de l’administration locale. Les vraies réformes ne sont pas des réformes qu’on imposera, ce sont des réformes qui se diffuseront. Il faut donner la possibilité aux administrations locales de s’approprier les choix, ce n’est pas assez fait.
Mais comment faire autrement quand les dangers imposent une réponse dans l’urgence ? Quand, même, dans les zones sous contrôles des militaires français, des attentats ont lieu, comme ce fut le cas à Gao au Nord-Mali, le 18 janvier ?
Nul besoin d’aller au Nord-Mali : même chez nous, chaque attentat incite à surenchérir dans le court terme. Parce que notre monde moderne est celui de l’urgence et de l’immédiateté, on a oublié qu’il faut une dizaine d’années pour porter des projets. L’armée française fait du bon boulot. Tout le monde admet la nécessité de son intervention en 2013. Mais on n’a toujours pas inventé la deuxième phase : comment pérenniser cette action militaire avec un développement qui offre aux gens une vie digne ? Aujourd’hui, les économistes du développement comme les militaires partagent ce diagnostic.
Pourquoi le Sahel cristallise tous ces enjeux ?
La région du Sahel est aujourd’hui l’une des plus vulnérables au monde. Avec des pays pauvres, enclavés. C’est aussi une région qui n’a pas encore enclenché sa transition démographique. Si on regarde l’ensemble des cinq pays, on prévoit 400 millions d’habitants en 2100. Contre 125 à 130 millions aujourd’hui.
D’où l’accent mis sur l’éducation : la jeunesse de cette population sera un atout, si on lui donne une perspective. Ou un danger, si elle n’en a aucune. La qualité des enseignants dans les écoles publiques est un vrai enjeu. Parce que, sinon, soit ces jeunes sont déscolarisés, soit ils vont dans des écoles coraniques ou privées, sur lesquelles l’Etat n’a aucun contrôle.