Que tous ceux qui pensent que l’État est un fardeau se réjouissent. Ils disposent d’un nouveau livre de référence. Que tous ceux qui estiment, au contraire, que l’État demeure à la fois une locomotive et une protection s’inquiètent. Ils ont un livre important à combattre. Paru en 2014, The Fourth Revolution, a fait du bruit un peu partout dans le monde. Mais pas en France. Le livre veut, tout simplement, «réinventer l’État». Signé par le rédacteur en chef, alors en poste, et le responsable de la rubrique management de The Economist, ce tour du monde des problèmes, des innovations et des institutions du secteur public est nourri d’érudition accessible, d’humour (anglais, forcément), d’entretiens et d’anecdotes significatives. Cette connaissance incarnée du sujet tranche avec les articles pontifiants de science politique comme avec les essais mal ciselés. L’ouvrage emmène le lecteur d’une école des cadres du parti communiste chinois à une discussion, dans un sauna, avec Milton Friedman, en passant par des extraits judicieusement choisis de philosophie politique, quelques données bien amenées et quelques études des plus grands cabinets de conseil.
Des administrations d’un autre âge
Le texte débute par le constat de l’insatisfaction contemporaine à l’égard de l’offre publique. « Nos responsables politiques nous ont donné plus que ce que nous voulions – plus de formation, plus de soins de santé, plus de prisons, plus de pensions, plus de sécurité, plus de prestations sociales. Et cependant, voici le paradoxe, nous ne sommes pas contents.» Puis c’est l’heure de la charge. Les pouvoirs publics, leurs administrations et leur management, sous leur format occidental contemporain, sont inefficients, intrusifs, ventripotents, ruineux, dégradés et potentiellement bientôt ruinés et ravagés. La thèse, dont l’originalité ne saute pas immédiatement aux yeux, sonne fort. Et pour l’étayer, les deux auteurs se tournent d’abord vers la Californie. Dans cet État américain, temple de la haute technologie, les administrations sont d’un autre âge, bureaucratisées au dernier degré, cogérées par des syndicats corporatistes. S’appuyant sur un système politique paralysé, elles font proliférer une stérile inflation législative et gèrent des programmes antiredistributifs car bénéficiant principalement aux classes moyennes et aisées.
Toute ressemblance avec un autre pays, la France par exemple, ne relève pas de la responsabilité des deux auteurs. Même quand ceux-ci s’en prennent directement à la fonction publique: « Peu de choses sont plus uniformes que la main-d’œuvre du secteur public. Elle est certainement diverse en termes d’origine et de genre, généralement en raison de lois que cette population a fait voter. Mais la fonction publique est d’une uniformité déprimante en termes d’attitudes et d’expériences. »
Le modèle de l’État chinois
John Micklethwait et Adrian Wooldridge estiment que la réforme de l’État est le principal défi du monde moderne. C’est le cas aujourd’hui. Ça a été le cas hier. Une première révolution, au XVIIe siècle, a créé l’État nation et centralisé; une deuxième, au XVIIIe et XIXe siècles, l’État libéral; une troisième, au XXe siècle, l’État providence. Thomas Hobbes incarne la première, avec l’idée d’un contrat social, et, surtout, le souci de sécurité. John Stuart Mill personnifie la deuxième révolution et le double souci de valorisation de la liberté et de limitation de l’État. Beatrice Webb – une socialiste britannique présentée comme la « grand-mère » de l’État providence – figure la troisième révolution avec le souci d’égalité.
Selon les auteurs, Milton Friedman et ses deux importants lecteurs Margaret Thatcher et Ronald Reagan, représentent une demi-révolution. On pourrait parler d’une nouvelle révolution libérale, mais inachevée car, en réalité, même sous les mandats de ces anglo-saxons honnis dans l’hexagone la sphère publique a continué de grossir. Alors que l’État occidental a, sur ce dernier demi millénaire, incarné l’excellence et la performance, il voit poindre une concurrence. L’alternative asiatique, qu’incarnent, chacun à sa manière, Singapour et la Chine, contient un mélange curieux d’autoritarisme et de minceur publique. Lee Kuan Yew, l’ancien 1ER Ministre de Singapour, est resté jusqu’à la fin de sa vie (en 2015) une sorte d’oracle de cette option. La Chine, se détournant assez nettement de l’Ouest, lorgne sur ce petit État très compétitif, avec des idées autres en ce qui concerne protection sociale et démocratie. Il s’agit même d’un parfait contrepoint: Singapour, et les modèles asiatiques qui s’affinent, ne se veulent ni démocratiques, ni généreux.
Ils sont, avant tout, méritocratiques, produisant une élite de haute qualité, informée de ce qu’est le privé. Ils soutiennent un large système éducatif mais ne destinent les prestations sociales qu’aux pauvres. L’État chinois, qui, soit dit en passant, est à peu près la même chose que le Parti Communiste chinois, organise un capitalisme dirigé qui est promu et reçu en Afrique ou en Russie (avec la kleptocrate en plus). Apte traditionnellement à gérer un mandarinat efficace et toujours plus versée dans le long terme que dans les querelles et échéances électorales, cette forme étatique asiatique rencontre donc le succès.
« S’il y a bien une chose sur laquelle les participants au Forum économique mondial de Davos s’accordent, écrivent les deux journalistes de The Economist, c’est que l’État chinois est un modèle d’efficacité, spécialement si on le compare avec les impasses de Washington et l’incompétence de Bruxelles.»
La révolution scandinave
Le deuxième lieu d’inspiration, sans être érigé par les auteurs en système alternatif, est celui des pays scandinaves. La Suède, notamment, a entrepris des réformes puissantes, en matière de fonction publique (diminuée drastiquement), de retraites (ajustées à l’espérance de vie), d’éducation (avec valorisation des choix des parents et des écoles indépendantes). Formule résumant bien le propos: « Plutôt que d’étendre l’État au sein du marché, les pays nordiques ont étendu le marché au sein de l’État. » C’est donc une quatrième révolution (titre de l’ouvrage) qui, mélangeant des inspirations venant de Singapour et de Suède, est à l’œuvre. À ce stade, il n’est pas encore possible la qualifier. Mais les auteurs veulent bien l’accompagner de leurs propositions.
Contre « l’immobilisme » (en français dans le texte), ils plaident pour du volontarisme qui passe par trois voies: privatisation de tout ce qui n’est pas du ressort de l’État (idée plutôt de droite); fin des aides fiscales aux plus aisés (une idée plutôt de gauche); ciblage des dépenses sociales sur ceux qui en ont le plus besoin. Et ils en rajoutent: tout le monde devrait payer l’impôt sur le revenu et aucun service public ne devrait être totalement gratuit.
Et maintenant?
Peut-être trop rapides sur la critique des prestations sociales universelles (qui permettent tout de même un soutien de la population) et trop laudateurs sur la supposée nouveauté des mécanismes de transferts monétaires conditionnels développés dans les pays émergents (qui ressemblent, 100 ans après leur création, aux allocations familiales à la française), Micklethwait et Wooldridge font très souvent mouche. Ils ont assurément raison dans leur repérage des vecteurs de transformation: crise des budgets, globalisation des idées, puissance des technologies. Ils ne se feront pas beaucoup d’amis dans l’agriculture en répétant plusieurs fois qu’il faut cesser les subventions à ce secteur.
Notons qu’ils font de même en ce qui concerne les avantages fiscaux aux riches et au secteur financier. La révolution numérique a leur faveur car ils observent, avec bien d’autres, qu’elle est en passe de faire aux services (et aux services publics en particulier) ce que la machine a fait à l’industrie. Remarquant que c’est souvent à l’échelle des villes et non des gouvernements nationaux que les bonnes idées se mettent en place, ils valorisent les métropoles dynamiques face aux États paralysés. Plus généralement, ils repèrent une révolution qui vient d’en bas et de partout, par des maires qui expérimentent, des parents qui demandent de meilleures écoles, des idées qui traversent rapidement les frontières.
Dans des pays qui sont devenus des « théatrocraties », l’Occident peut, par davantage de participation et moins d’institutions, remettre l’État à sa place et remettre la démocratie en forme. C’est en insistant sur la liberté et les droits individuels que l’Europe et les États-Unis ont pu se propulser aux premiers rangs, en réinventant plusieurs fois l’État. Ils doivent pouvoir encore le faire. Laissons la conclusion à une incise des deux auteurs: « En Europe comme aux États-Unis, les pouvoirs publics cherchent à gouverner le monde de Google et de Facebook avec une plume d’oie et un boulier. »