Dans un entretien au coin du feu, Jean Marie Kidinda relève en souriant « cette passion générale que la nation congolaise a pour gloire ». D’ordinaire, ses avis sur la politique de RDC s’appliquent avant tout au « rang » et au « statut » que le pays revendique sur la scène continentale et au-delà. La nostalgie de la puissance et le souvenir mélancolique de la grandeur qui ont guidé la vision politique des pères de l’indépendance, comme Joseph Malula, Joseph Kasa-Vubu et Patrice Emery Lumumba, semblent avoir disparu à jamais avec l’opposant historique Etienne Tshisekedi.
La République démocratique du Congo – « Eloko ya makasi » (dur comme acier), dixit le chanteur lover JB Mpiana – n’en finit pas de s’admirer et de se dépriser à la fois, d’aspirer à la reconnaissance universelle tout en doutant d’elle-même. À cause de sa classe politique. Bizarrement, fait remarquer le professeur Kidinda, on a moins étudié la place et le rayonnement de « l’orgueil » au sein de la société congolaise elle-même. « Il a pourtant joué un rôle essentiel et il continue d’y occuper un espace non négligeable. On l’a trop souvent regardé de travers, à travers la tribu luba – Demulu vantard -, de grands personnages qui le symbolisent – Lumumba, Kabila père, Tshisekedi… – au lieu de l’observer comme un phénomène socio-politique à part entière. », pose ce politologue.
Une classe politique vénale
D’où, l’intérêt de l’entretien au coin du feu, qui porte justement sur « l’orgueil congolais » ou la vénalité des politiciens congolais. « On pourrait en faire une monographie érudite car c’est tout un pan de l’histoire des valeurs et des sentiments, des strates sociales, de leurs rangs, de leurs aspirations, de leurs manières, de leurs préférences qui surgit et éclaire. », déclare le professeur Kidinda. Si dans sa réflexion, l’orgueil congolais se situe dans le temps, la tentation naturelle est aussi de le transposer dans le Congo d’aujourd’hui, d’où ces facteurs-là n’ont évidemment pas disparu.
Sous l’époque coloniale, dit-il, « l’honneur » était le ressort de colons (administration, clergé, trusts), alors que vers la fin de cette époque dans les années 1950, la « noblesse » des Évolués l’a remplacé par le sentiment de la « dignité », mieux de la « réussite sociale ». C’est la thèse centrale, « stimulante et séduisante » de l’essai politique à paraître de Jean Marie Kidinda. Tout cela, il l’illustre par une profusion de détails, pittoresques ou arides, heureusement éclairés par le recours plus accessible à des faits d’histoire et de sociologie, mais aussi à des témoignages d’époque. L’intéressant de cet essai est « l’ascendant progressif » de la noblesse des Évolués (« Pene pene na Mundele », tout rrès du Blanc ou vouloir vivre comme lui) sur la société, combinant « l’orgueil national et la dignité individuelle », convertissant le peuple à ces valeurs reçues de missionnaires, confortant initialement la colonisation pour préparer ensuite la République, sinon la démocratie. « L’Évolué finit par imposer son empreinte sur la société de l’après l’indépendance. Et de quelle manière ?», s’interroge Kidinda.
Entre l’argent et la conscience, choisis
D’après lui, il existe une masse d’informations sans commune mesure avec celles des études historiques. Les données précises, dit-il, sur les différentes couches de la société abondent. Les enquêtes sociologiques sur les strates de la bourgeoisie nationale ne manquent pas. Où se situe aujourd’hui le groupe qui prévaut ? Est-ce parmi les dirigeants d’entreprise ou chez les hauts fonctionnaires, au sein du monde religieux ou au cœur du pouvoir politique ? Ce qui rassemble les Congolais est-il plus fort que ce qui les divise ? Quelle est désormais la valeur dominante (l’argent ou la conscience) dans le pays ? S’agissant des politiciens, c’est à coup sûr la vanité ? « La politique est devenue dans le pays la carrière qui enrichit vite son homme. Pour les politiques, l’intérêt personnel l’emporte souvent sur l’honneur ou l’orgueil. Celui-ci se rencontre peut-être désormais chez quelques patrons, a fortiori chez les grands chefs d’entreprise qui se sont faits eux-mêmes. », explique Jean Marie Kidinda. Quant à la dignité, elle n’a plus de refuge. « Les élites intellectuelles sont devenues de manière alarmante les prostituées de la politique. Même les universitaires les plus illustres du pays, à commencer par les juristes, ou les membres des grands corps de l’État ont vendu leur âme à la politique politicienne ou à celle du ventre. », assène-t-il.
La présentation, le mardi 9 mai, du gouvernement Tshibala aux Congolais n’a pas mis fin à l’inquiétude qui, depuis des mois, a saisi ces derniers à la perspective du report des élections à trois ou quatre années après le 19 décembre 2016. Date de la fin du second et dernier mandat constitutionnel du président Joseph Kabila Kabange. « Bruno Tshibala, tout comme Samy Badibanga, au sortir des négociations politiques de la Cité de l’Union africaine (UA) de septembre et du centre interdiocésain de décembre 2016, c’est plutôt des énergies perdues », pense Jean Marie Kidinda. Qui explique qu’il s’est agi, dans l’un comme dans l’autre round des « négociations politiques », d’« affaiblir les capacités » de l’opposition radicale. À terme, c’est l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) qui a été visée.
Pourtant, l’UDPS n’est pas un parti transi des manœuvres politiques tendant le déstabiliser ? « Nous aurions dû être sceptiques le 24 avril 1990 lorsque le maréchal Mobutu ouvrit la boîte de Pandore, c’est-à-dire la voie au multipartisme. Je ne dirais pas à la démocratie parce que dans l’esprit du dictateur, démocratie et multipartisme, ça n’était pas la même chose. », souligne le politologue. Dans sa démarche politique, souligne-t-il, Mobutu avait souhaité un « multipartisme à quatre » (partis) : le MPR, parti-État devenu au 24 avril 1990 « fait privé », l’UDPS et deux autres partis à créer. Mais le dictateur fut vilipendé avec virulence, accusé de vouloir « noyauter » le processus de démocratisation en sa faveur. Mobutu céda sous la pression et ouvrit malgré lui la voie au « multipartisme intégral ».
« Le multipartisme intégral a produit ce qu’il a produit, c’est-à-dire des partis politiques alimentaires et fantoches, au propre comme au figuré. Ces formations politiques, réduites souvent aux membres de famille et à des proches collaborateurs de leurs fondateurs, étaient acquises au régime au pouvoir pour faire barrage à la vague de changement qui déferlait sur le pays. », rappelle Kidinda.
La CNS de tous les dangers
La Conférence nationale souveraine (1991-1993) s’est transformée en espace public où toutes les forces vives de la nation pouvaient « se défouler » après tant d’années de plomb, pendant lesquelles la parole libre était confisquée. La CNS a mis face à face les « forces acquises au changement » et celles partisanes du « statut quo », c’est-à-dire la pérennisation du régime de Mobutu. Quelques partis ont émergé du nouveau jeu politique. Selon la typologie que dresse le politologue Kidinda, on avait à la CNS les partis de masse, avec idéologie : le MPR (Parti-État), l’UDPS (socialisme) avec Etienne Tshisekedi, Marcel Lihau, Frédéric Kibassa, Joseph Ngalula…, et le PALU (marxisme) avec Thérèse Pakasa et Claude Biebie… alors que le fondateur Antoine Gizenga se pavanait en Russie.
L’UDPS et le PALU ont tissé leur toile dans la clandestinité sous le règne du parti unique. Ils ont tenu la dragée haute pendant les années Transition en tant que la locomotive du train du changement démocratique dans le pays. Entre-temps, des dignitaires du régime Mobutu ont renié leur passé au lendemain de son « discours historique » du 24 avril 990. Ils ont créé en association ou individuellement des partis politiques aux contours souvent alambiqués.
Par exemple, l’Union des fédéralistes républicains et indépendants (UFERI, tendance libérale) avec Jean Ngunz et Kyungu wa Kumwanza, le Parti des démocrates et socialistes chrétiens (PDSC) avec Joseph Ileo et Boboliko Lokonga, le Front des nationalistes congolais (FCN, tendance marxiste) avec Antoine Mandungu Bula Nyati, Kitenge Yezu,…
…l’Union des démocrates indépendants (UDI, tendance libérale conservatrice) avec Léon Kengo et ses « Boys », le Front patriotique (FP, parti de gauche progressiste ou intellectuelle), avec Me Kinkela, Dr Jean Baptiste Sondji et Kabamba Mbwebwe…
La société civile avait aussi ses figures de proue : Pierre Lumbi, Dr Numbi, Enoch Bavela, Me Rajabu, Dr Matusila, Baudouin Hamuli, Modeste Bahati Lukwebo… De la CNS au HCR-PT, des partis directoires et familiaux, mais aussi des ONG et des associations sans adresse reconnue ni assises réelles se sont multipliés. « Bref, la CNS a produit un conglomérat des partis opportunistes. » Sensée donner un « contenu juridique » à l’avenir du pays, c’est-à-dire sortir du système dictatorial pour entrer dans la démocratie, la CNS était confrontée à la « manipulation » et aux « forces occultes ». Deux logiques s’affrontaient : celle du « changement » incarnée par l’opposition radicale avec en tête l’UDPS et la société civile, ainsi que celle du « statu quo » avec le MPR et ses partis satellites. Mais la dynamique de la salle était en faveur de forces du changement.
Cependant, grâce à la puissance militaire et à celle de l’argent, le régime réussit à retourner des opposants par « l’achat des consciences ». « Au point que face au problème juridique posé, la solution a été politique. La CNS n’a rien résolu en fait. Au contraire, elle a donné naissance à un monstre juridique, c’est-à-dire le déni de réalité. », déclare le professeur Kidinda. Et de poursuivre : « L’avènement de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) a tué ce monstre, certes ; mais son ombre continue à nous poursuivre jusqu’à maintenant.» L’ombre en question, c’est la transhumance des politiciens congolais selon que la météo politique au pays est favorable à leurs petits intérêts personnels, c’est le reniement, c’est surtout la propension à résoudre systématiquement les crises constitutionnelles et institutionnelles sous l’angle politique et les crises politiques sous l’angle juridique.
« Comme entre 1990 et 1997, les politiciens se fourvoient dans des conciliabules afin de se partager le gâteau », commente Kidinda. Qui cite en exemple les fameuses « négociations » de la Cité de l’UA et du centre interdiocésain de Kinshasa. « Le bon sens a toujours été absent du débat politique en RDC. Le bon sens, c’est de voir la réalité en face. Malheureusement, on observe que la raison du plus fort est toujours la meilleure comme dans la fable de Jean De la Fontaine. », pense le professeur Kidinda.
Depuis la CNS, la tendance politique dominante est de « fragiliser » l’opposition radicale, et par-dessus tout de « phagocyter » l’UDPS, véritable « machine » politique et « rouleau compresseur ». « On avait pensé que la crise interne à l’UDPS, la plus significative, entre Kibassa et Tshisekedi restés seuls maîtres à bord du navire, allait donner un coup de grâce à ce parti. On sait comment cela s’est terminé. On sait aussi comment au conclave politique de mars 1993, Faustin Birindwa a fait croire qu’il détenait la clé du succès de l’UDPS pour se faire élire 1ER Ministre de la transition, en remplacement d’Etienne Tshisekedi, son mentor dans le parti. Il ne resta au pouvoir que pendant 11 mois, incapable de fragiliser l’UDPS. », rappelle Kidinda. Entre-temps, le PALU était réduit au silence suite à l’éviction de « Mère Courage » Thérèse Pakasa et du professeur Claude Biebie, véritable pourfendeur du dictateur à la CNS, après le retour du mythique Gizenga de son long exil. « Il semble que les tenants actuels du pouvoir ont repris à leur compte cette vieille recette de débauchage à l’UDPS et dans les rangs de l’opposition radicale mais pour quel résultat ? », se demande-t-il.
Le naufrage collectif
Le naufrage collectif du Rassemblement de l’opposition radicale n’aura pas lieu, laisse entendre Christophe Lutundula, l’une des têtes bien pensantes de la classe politique. Après l’« humiliation » avec la nomination de Bruno Tshibala, c’est tout le projet politique de Tshisekedi qui est désormais en question. Et maintenant ? Passé le sentiment de consternation après la mort du sphinx de l’opposant historique, ses partisans tentent de prendre un peu de hauteur. Mais il faut se poser les bonnes questions. Celles qui fâchent et qui piquent. La première est évidente : le Rassemblement s’en relèvera-t-il ? Le conclave qui est convoqué devra répondre à toutes ces questions. Le développement politique dans le pays est tellement inquiétant qu’il est légitime d’en douter. « On ne peut pas sortir indemne d’une telle déculottée. La crème apaisante made in Limete ne suffira pas à effacer cet effondrement historique. Encore faut-il déjà être en mesure de pouvoir l’appliquer. », foi du politologue. C’est qui est vrai, souligne-t-il, la classe politique a perdu toute crédibilité au pays comme à l’extérieur. « Aujourd’hui, les Congolais ne sont plus sûrs de rien. Leur destin est brisé. L’avenir national en grand danger. Personne ne sait dire si les élections auront lieu ici et maintenant. », pronostique Kidinda. Qui demande à « évacuer vite l’incertitude parce qu’elle met en péril l’économie déjà en mal avec la crise internationale. » Cette crise nous a déjà plombé mentalement, dit-il. La capacité de résilience des Congolais sera scrutée de près dans les prochains jours. Le moral général est également au fond du seau. Pour d’autres raisons. « On se devra d’aborder la suite de manière beaucoup plus sereine et beaucoup, a peste Jean Marie Kidinda. « C’est là qu’on voit qu’il manque un petit truc à la RDC pour faire partie des pays démocratiques comme le Sénégal, le Ghana, le Mali, le Bénin… Un gap électoral devenu abyssal. Qui n’a cessé de s’accroître au fil des années. Inévitablement, la question du maintien ou non de Joseph Kabila à la tête du pays va se poser. Elle se pose même déjà. Ce n’est pas le moment pour en parler, on va se calmer », tempère Kidinda, le regard sombre.