La valse des étiquettes sur les marchés de Kinshasa se passe désormais de tout commentaire. C’est l’une des conséquences de la chute vertigineuse de la valeur du franc, la monnaie nationale. Il y a encore quelques mois, un dollar valait à peine 1 000 francs, aujourd’hui, il en vaut 1 500 et l’emballement des prix sur les principaux marchés et dans les commerces de la capitale s’en fait très concrètement ressentir. Les ménages apprennent à faire des coupes dans leur budget ou à diminuer le panier de la ménagère de volume. D’ailleurs, il y a longtemps qu’on ne parle plus de panier mais plutôt du « sachet » de la ménagère. Les femmes rencontrées au Marché-Central disent, toutes, leur ras-le-bol. Les prix affichés ne sont qu’un trompe-l’œil pour attirer la clientèle. Il n’y a que les pavillons des produits alimentaires (poissons et poulets surgelés, riz, sucre, huile végétale, épices, vivres frais…) qui attirent encore du monde.
Morosité ambiante
Dans beaucoup de magasins, les ventes sont en chute libre. La tendance est désormais à la vente à crédit, avec le concours des banques commerciales. D’autres commerçants, plus agressifs, font du porte-à-porte pour des ventes adaptées en imaginant des formules.
Les prix changent à tout moment, en fonction du taux de change. Dans tous les secteurs, l’offre accroît, la demande stagne mais les prix ne baissent pas. En effet, pour survivre à Kinshasa, tout le monde se convertit en commerçant ou en businessman ou businesswoman). Albert est patron d’une agence de voyage. Il est inconsolable et se demande même comment il va s’en sortir. Rien ne marche, confie-t-il. Il envisage même fermement de mettre la clé sous le paillasson. La plupart des entrepreneurs et des commerçants ne savent pas comment réagir et suivre surtout le rythme de la dépréciation du franc. Les charges sont souvent en dollar et les recettes en franc. Les salaires et les loyers locatifs sont les plus touchés par la dépréciation du franc. Et bientôt, les transports vont s’emballer.
Les ménages sont inquiets de la situation de morosité ambiante. Les prix des produits alimentaires de base ont doublé, voire triplé par rapport à l’année passée. Selon les données fournis par l’Institut national de la statistique (INS), les prix des denrées de base avaient déjà atteint des crêtes à fin 2016, avec des hausses allant à plus de 50 % par rapport à 2015. Aujourd’hui, par exemple, le prix du sucre (sachet de 5 kg) est passé de 4 200 à 8 000 francs. Comme les moutons et les bœufs souffrant de la maladie du tournis, pris d’une sorte de vertige, tournent convulsivement sur eux-mêmes, les ménages se trouvent exactement dans la même situation. Depuis octobre 2016, ils font face à une crise suite à une hausse des prix des denrées alimentaires. Cette flambée des prix a surpris les Congolais après des années d’accalmie sur le marché.
En janvier-février, Jean-Louis Kayembe, le directeur général chargé des opérations bancaires et de change à la Banque centrale du Congo (BCC), justifiait la dépréciation actuelle du franc comme étant « un phénomène cyclique normal ». D’après lui, pour reconstituer leur stock en devises, les entreprises exercent une forte pression sur le marché de change au mois de janvier après avoir réalisé de bonnes affaires en décembre. Selon des économistes qui mettent en cause la tendance inflationniste observée dans la seconde moitié de 2016, les fluctuations du taux de change – on est passé de USDCDF = 927 CDF à l’indicatif et 936.25 au parallèle en décembre 2015 à environ 1 500 en quelques mois – auraient un effet cumulatif sur les prix. Ils expliquent que l’inflation est le taux auquel le niveau général des prix des biens et services augmente et la valeur de la monnaie diminue. C’est donc du devoir de la BCC de contrôler l’inflation en maintenant la valeur de la monnaie nationale, le franc.
Les difficultés de la politique monétaire
Une analyse empirique confirme que la BCC n’est guère en mesure de maîtriser l’inflation, en dépit d’une réactivité rapide aux chocs inflationnistes. Le renforcement du cadre actuel de politique monétaire demeure la meilleure voie à suivre, compte tenu du fait que le pays est vulnérable à de fréquents chocs sur les termes de l’échange. Dans un contexte de dollarisation (près de 70 % de la masse monétaire en circulation) poussée du système bancaire et de faiblesse institutionnelle, la politique monétaire de la République démocratique du Congo ne peut qu’être en difficulté. Après de nombreuses années de conflit armé (1996-2006) et de mauvaise gestion économique, la RDC a connu depuis 2008 une croissance soutenue et une relative stabilité macroéconomique. Le taux de change nominal s’est stabilisé et a contribué à réduire l’inflation, la ramenant à 3 %, après de nombreuses années d’inflation élevée et irrégulière, voire d’hyperinflation. Grâce à des politiques macroéconomiques prudentes et aux réformes structurelles, dont d’autres sont encore en cours, l’économie s’est portée mieux jusqu’en 2015. Le gouvernement a en particulier notablement amélioré sa gestion des finances publiques et maîtrisé la dépense publique en liant sa politique fiscale à l’objectif de l’élimination du financement (net) du déficit budgétaire par la BCC. Elle a également apporté des améliorations à ses instruments monétaires, renforcé ses capacités institutionnelles et administratives et reconstitué ses réserves internationales jusqu’à 5 semaines d’importation. Environ 50 millions de dollars étaient mis à la disposition des opérateurs économiques, au premier trimestre de 2016.
En dépit de ces progrès, la maîtrise de l’inflation à un niveau faible et stable continue de poser des difficultés aux autorités congolaises. Plusieurs des facteurs qui semblent entraver l’efficacité de la politique monétaire de la BCC. Outre la forte dollarisation du système bancaire et la faiblesse institutionnelle de la BCC, due en partie à sa faible indépendance et à sa mauvaise situation financière (patrimoine financier négatif), la situation spécifique du pays en est un de taille. Les contraintes auxquelles est confrontée la politique monétaire de la BCC, notamment celles qui tiennent au fait qu’elle opère dans une petite économie ouverte marquée par des antécédents peu convaincants et une faible crédibilité ne sont pas à négliger.
Plusieurs facteurs expliquent enfin l’efficacité limitée de la politique monétaire en RDC : forte dollarisation, faiblesse institutionnelle et administrative, prééminence de la politique budgétaire… Une politique monétaire et son efficacité demeurent des objectifs de long terme. Actuellement, elle se limite à la gestion de la monnaie en circulation et du taux de change. Les réformes institutionnelles nécessaires pour rendre le cadre de politique monétaire plus efficace sont importantes, et il faudra des années, sinon des décennies, pour que l’on assiste à un recul de la dollarisation, à un développement des marchés des capitaux et à une politique monétaire plus opérante.