Times Square, Ipanema, Istanbul, Tombouctou : loin de s’uniformiser, les villes de la mondialisation se démarquent les unes des autres pour des raisons politiques, touristiques, culturelles ou historiques. Autant de facettes d’un monde traversé par les conflits et les inégalités. Vendredi : Tianjin.
Le meilleur jour de la semaine pour prendre l’avion à Lagos ou y atterrir, c’est le dimanche. Le dimanche, malgré l’intense circulation routière due au très grand nombre d’églises sur les îles et sur le continent, la ville est relativement tolérable.
J’ai récemment quitté Lagos un mardi soir du mois de mai, et j’ai été prise dans un embouteillage sur le pont qui relie Victoria Island à Ikoyi. Victoria Island, qu’on appelle VI, borde la péninsule Lekki, où j’habite à Lagos. Ikoyi, connu comme le quartier européen durant l’époque coloniale, est le lieu où je suis née et où j’ai grandi.
Le pont fourmillait de marchands ambulants qui vendaient de tout, depuis les journaux jusqu’aux ventouses pour déboucher les toilettes. Un groupe d’enfants des rues s’est précipité autour de la voiture de location qui nous transportait, mon mari et moi. Armés de chiffons et de seaux d’eau sale, ils ont tapé sur le pare-brise, importunant le chauffeur pour de l’argent en échange d’un nettoyage, offre que celui-ci a déclinée.
En traversant Ikoyi, nous sommes passés devant de belles demeures dissimulées derrière de hauts murs en ciment au sein d’un quartier qui, sans être exactement une banlieue chic de Lagos, en est toutefois une zone plus verte, avec buissons de bougainvillées et arbres du voyageur. Des bâtisses coloniales sont à des stades divers de délabrement et la plupart des maisons modernes ont été reconverties en banques, quelques-unes en imposants blocs d’appartements appartenant à des banquiers et des politiciens. Juste avant le pont qui mène au continent se dressait un immeuble en construction abandonné, un projet de cité financé par l’Etat pour héberger des fonctionnaires et érigé sur des terres gagnées sur le lagon de Lagos. Le soleil brillait d’un orange vif, le lagon d’un gris métallique. J’ai pensé à Eko Atlantic, une ville commerciale internationale luxueuse voisine de Victoria Island, construite sur des terres gagnées sur l’Atlantique, et j’ai demandé à mon mari si ce projet de cité publique serait jamais terminé, tout en connaissant la réponse ; il m’a dit : «Probablement pas.»
Lagos en voiture ne reste pas longtemps pittoresque ni égalitaire. Le pont que nous avons emprunté pour rejoindre le continent commence à Ikoyi, lieu de résidence de l’élite. Il contourne ces quartiers continentaux comme Yaba et Surulere où vivent les Lagotiens de la classe moyenne, qui n’existent prétendument pas, et il se termine à Ebute Metta et Oworonshoki, où se trouvent les masses populaires.
J’ai écrit au sujet des gens d’Ikoyi. C’est ce type de gens que Frantz Fanon aurait peut-être appelé la bourgeoisie indigène. J’ai aussi écrit à propos du Lagos continental et de ses populations, sans rien embellir. Je n’ai jamais trouvé nécessaire d’embellir parce qu’à mes yeux la ville est suffisamment fascinante. Mes voyages fréquents là-bas m’ont permis de conserver le pouls de la ville dans mes fictions, en partie parce qu’au fil des années j’ai eu connaissance des potins. Sans les potins, il est impossible de comprendre Lagos. Ici, on échange des potins sur tout le monde. Nos présidents eux-mêmes n’y échappent pas. Lors de ce voyage-ci, un ami m’a confié qu’il savait de première main que notre actuel président, alors à Londres en congé pour maladie, se remettait bien ; un autre m’a juré que le même homme était en phase terminale. Je me suis souvenue d’un régime militaire sous lequel personne n’aurait osé prononcer en public le nom de notre président et encore moins spéculer qu’il était vivant ou mort, de peur d’être détenu par des agents de la sécurité de l’Etat.
Impossible d’ignorer l’histoire
Pour comprendre Lagos, il faut aussi être conscient des changements qui ont eu lieu au fil des années, puisque tant de choses s’écoulent ici sans être documentées. Karl Maier, Rem Koolhaas et Pieter Hugo ont tous donné à voir certains aspects de la vie à Lagos. La BBC aussi, en grande partie sous la forme de documentaires télévisés. Tous ont rencontré l’indignation d’un certain nombre de lecteurs et de téléspectateurs nigérians, même si rares sont ceux qui se sont donné la peine de répondre à ces descriptions de Lagos. En général, on tient pour acquis que les documentaristes étrangers veulent, soit par ignorance, soit par malice, donner une image négative de la ville. Je soupçonne que Lagos, ville débordante d’activité, peut sembler quelque peu statique aux documentaristes qui ne savent pas ce qui s’y est produit avant leur arrivée.
A Lagos, impossible d’ignorer l’histoire, histoire orale comprise – celle des familles, des communautés, des industries et des paysages. Il n’est pas obligatoire de se plonger dans l’histoire, mais il est précieux d’y être attentif pour pouvoir reconnaître ce que l’on voit. Pour moi, la ville change si rapidement entre deux visites qu’il me manquera sans doute des jalons importants si je ne demande pas ce qui s’est passé pendant mon absence.
Si Lagos est une ex-capitale du Nigeria, elle en est toujours le centre social, culturel et économique. Sa population oscille entre 8 et 18 millions d’habitants selon la source. Les chiffres du recensement ne sont pas fiables.
J’ai lu un jour que l’entreprise de recherche Economic Intelligence Unitclassait Lagos quatrième dans sa liste des dix pires villes du monde où vivre. Ma première réaction a été d’être surprise que Lagos ne soit pas en tête de ce classement, et la suivante, de me poser cette question qui s’impose à moi à chaque fois que je quitte la ville : pourquoi je persiste à y revenir ? Serait-ce simplement ce sentiment d’appartenance que j’éprouve – ma famille, mes amis, mes relations, toute la sphère sociale ? Peut-être, mais mes visites se finissent souvent par de la frustration, parfois même j’ai le cœur brisé.
Je publie moi-même mes livres au Nigeria et cette fois-là je m’étais rendue à Lagos pour la sortie de mon dernier livre, une collection de pièces de théâtre. J’avais payé une avance à un imprimeur en janvier. En mars, il m’avait dit que la tâche était finie et j’avais payé le reste. En avril, j’ai découvert à mon arrivée qu’il n’avait pas encore fabriqué mes livres. En fait, il ne les a pas apportés avant la veille du lancement, et c’est ce jour-là que j’ai découvert qu’un bon nombre de copies étaient défectueuses. J’ai déclaré à mon mari que je n’organiserai plus jamais d’événement à Lagos, mais nous y retournerons en octobre pour la première d’une de mes pièces, si tout se passe bien.
Au sujet de Lagos, nous sommes plein d’espoir – obstinément. Y partir nous emplit toujours d’excitation, malgré les inconvénients rencontrés. Notre maison à Lekki est équipée d’un puits de forage pour fournir de l’eau en continu et d’un système de traitement pour la purifier, mais elle n’est pas potable. On achète de l’eau minérale. Pour l’électricité nous avons trois générateurs : un gros pour la nuit, un moyen pour la journée, et un petit pour la dame qui s’occupe de la maison en notre absence. Nous avons aussi un convertisseur de courant. Pendant ce séjour, nous n’avons eu de l’électricité que deux jours. Lagos émergeait tout juste des célébrations de son cinquantenaire et au-dessus du péage entre Lekki et Victoria Island se dressait un panneau proclamant «50 ans d’excellence».
Ecrire cette ville, c’est en partie montrer l’emprise captivante qu’elle exerce sur ses habitants. Beaucoup de Nigérians s’installent ailleurs, partout dans le monde, pour étudier et travailler, mais ils y retournent, si et quand ils le peuvent. Les Lagotiens qui peuvent se le permettre quittent la ville pour voyager aussi souvent que possible et s’achètent des résidences secondaires en Angleterre, aux Etats-Unis, et à Dubaï. Ils ne séjournent jamais trop longtemps loin de Lagos. Quasiment tous les pays, toutes les régions du Nigeria et toutes les ethnies sont représentés à Lagos, mais elle est et demeure avant tout une cité yoruba. Le nom yoruba de Lagos est Eko. Les Lagotiens l’appellent Eko ile, et ile signifie «chez-soi».
J’aime Lagos même si elle me brise le cœur
Revenir chez moi, ça veut dire revenir aux coupures d’électricité, à l’eau non-potable et à la circulation automobile. Ça signifie interroger mes propres privilèges chaque fois que quelqu’un m’interpelle dans un embouteillage pour me demander des sous. Ça veut souvent dire perdre de l’argent lorsque mes projets d’édition vont de travers, et ça signifie l’incapacité de planifier ne serait-ce qu’un jour à l’avance. Je connais des Lagotiens qui ont besoin de tout un régiment pour faire face : portier, jardinier, chauffeur, cuisinier, nourrice, domestiques filles et garçons. Tout ce personnel finit toujours par contribuer à leurs irritations quotidiennes. À cause du manque d’ordre généralisé, personne ne planifie rien au-delà du moment présent. En plein chaos, tous cèdent à leurs pulsions au lieu de faire face aux défis permanents qui leur sont imposés. C’est cela, je crois, qui leur procure une bouffée d’exaltation, qu’ils confondent souvent avec une vie vécue pleinement.
J’aime Lagos, même si elle me brise le cœur de temps en temps. Elle est le siège de mon imagination. La plupart des expériences que j’y vis restent non écrites. Je me suis souvent demandé ce que des écrivains comme Dickens, Joyce et Tchekhov feraient de ce vécu. Mais, pour écrire sur Lagos avec justesse, il faut bien la comprendre, et pour continuer à en sentir le pouls, il faut y retourner.