Maxime Johnson : Comment utilisez-vous l’intelligence artificielle chez Facebook ?
Mike Schroepfer : De plusieurs façons. L’intelligence artificielle traduit automatiquement chez Facebook des conversations en 2000 paires de langues et décrit des milliards d’images publiées, pour aider les personnes malvoyantes. L’intelligence artificielle est aussi employée pour ajouter des filtres amusants sur des photos, par exemple. Ça sonne superficiel, mais ça permet à des gens de s’exprimer. On l’utilise également pour la réalité virtuelle. Ce n’est pas évident de dépeindre l’intelligence artificielle, puisqu’elle se retrouve partout. C’est comme expliquer à quoi sert l’électricité : si on avait demandé à quelqu’un de le faire en 1850, ça aurait été difficile.
MJ : Facebook a affirmé par le passé vouloir régler les problèmes reliés aux fausses nouvelles et à la modération d’événements Facebook Live avec l’intelligence artificielle, mais vous recourez finalement surtout à des employés pour le faire. Pourquoi est-ce que l’intelligence artificielle ne peut toujours pas s’en occuper?
MS : N’importe quel problème difficile à résoudre pour un humain le sera aussi pour une intelligence artificielle. Dans les fausses nouvelles, il y a beaucoup de nuances. Certaines sont faciles à déceler avec une intelligence artificielle, oui, mais beaucoup ne le sont pas. Nous ne sommes pas encore rendus là.
MJ : La chasse aux talents semble un défi pour les entreprises de la Silicon Valley. Facebook possède une quantité pratiquement infinie de données pour alimenter la recherche en intelligence artificielle. Est-ce un gros avantage pour vous quand vient le temps d’embaucher ?
MS : Cela m’aide énormément lorsque j’essaie de convaincre un chercheur de se joindre à nous, en effet. L’autre force que nous avons, c’est que nous pouvons rapidement déployer des solutions à nos deux milliards d’abonnés. Le chercheur ne fait pas que publier ses travaux et espérer que quelqu’un s’en serve : il peut lui-même régler des problèmes concrets.
MJ : Quel genre de recherche sera effectuée au Facebook AI Research (FAIR) de Montréal?
MS : Nos chercheurs seront libres de travailler sur ce qui les intéresse et qui peut être en lien avec ce que fait Facebook. La directrice du laboratoire, Joëlle Pineau, a une expertise en systèmes de dialogue et en apprentissage par renforcement, alors on s’attend notamment à ce que ces domaines de l’intelligence artificielle soient explorés.
MJ : Est-ce qu’il s’y fera surtout de la recherche à long terme ou dudéveloppement à court terme?
MS : Un peu des deux. Notre but est de faire avancer la discipline de l’intelligence artificielle en général. Nous allons donc faire beaucoup de recherche fondamentale, qui peut parfois s’étirer sur plusieurs années, mais aussi des projets plus brefs. Nos experts pourront ainsi autant publier des articles poussés sur les mathématiques de l’intelligence artificielle qu’améliorer les algorithmes existants.
MJ : Vous avez trois autres centres FAIR dans le monde : à Paris, New York et Menlo Park, en Californie. Est-ce que les quatre agissent comme des entités indépendantes ou comme un seul laboratoire?
MS : C’est vraiment une seule et même organisation. Nous travaillons avec des outils en ligne comme Workplace, créé par Facebook, ce qui nous permet de collaborer d’un peu partout. Dans un domaine émergent comme l’intelligence artificielle, embaucher des gens de talent est la clé, et composer des équipes comme celle-ci est un moyen pour se rapprocher des chercheurs là où ils sont.
MJ : La recherche effectuée au FAIR est ouverte et publiée comme de la recherche académique. C’est quelque chose de rare en entreprise, mais d’assez fréquent dans le monde de l’intelligence artificielle. Pourquoi?
MS : Tout d’abord, je ne crois pas que toutes les entreprises sont aussi ouvertes que nous. Nous publions toutes nos recherches, et même les algorithmes que nous créons sont libres et accessibles à tous.
Une des raisons est que nous voulons que notre recherche serve à de nombreux escients. L’intelligence artificielle a un potentiel énorme dans plein de secteurs différents. Les algorithmes de reconnaissance de l’image que nous développons peuvent être utilisés pour Facebook, mais également en médecine, par exemple.
Il faut souligner que la communauté de l’intelligence était jusqu’à récemment très petite, et que c’est une valeur qui était importante pour ses principaux acteurs.
Cette ouverture nous permet donc d’obtenir les meilleurs chercheurs. Savoir que leurs travaux seront publiés fait une grande différence pour eux. Il y a d’ailleurs eu un effet d’entraînement dans l’industrie, et les entreprises n’ont maintenant plus le choix de s’ouvrir un peu si elles souhaitent demeurer concurrentielles en intelligence artificielle.
MJ : Vous faites beaucoup de partenariats avec les universités pour la recherche en intelligence artificielle. Votre intérêt est évident, mais qu’est-ce que le secteur académique retire de cette collaboration ?
MS : Il est primordial que les chercheurs qu’on embauche puissent continuer à enseigner à leurs étudiants (NDLR : la directrice de FAIR Montréal, Joëlle Primeau, continuera aussi d’enseigner à l’Université McGill). Dans le meilleur des mondes, il se crée une sorte de symbiose, où les jeunes peuvent apprendre autant du milieu privé que du milieu académique, ce qui est important dans un domaine comme celui-ci.
Ces collaborations permettent de faire grandir la quantité de chercheurs et d’étudiants dans un milieu, ce qui est bénéfique pour tout le monde.
L’éthique et l’intelligence artificielle
MJ : Il y a plusieurs enjeux éthiques reliés à la recherche en intelligence artificielle. Comment gérez-vous ces questions chez Facebook ?
MS : En fait, les considérations éthiques ne sont pas vraiment reliées à la recherche. Si nous créons un algorithme pour détecter le contour des objets, il n’y a aucun dilemme moral. Mais si quelqu’un l’utilise pour faire une voiture autonome, et que l’algorithme ne fonctionne que neuf fois sur dix, là, c’est autre chose.
Facebook a donc différentes mesures éthiques et légales en place lorsqu’une nouvelle fonctionnalité est implantée, notamment si on modifie le fil de nouvelles, mais ce n’est pas vraiment un problème en recherche.
Ce sont d’ailleurs les mêmes considérations éthiques si le fil de nouvelles a été altéré à la main par un employé ou par un algorithme d’intelligence artificielle.
MJ : Justement, certaines études prétendent que jusqu’à 50% des emplois dans le monde pourraient être affectés par l’intelligence artificielle. Quelles sont vos attentes de ce côté chez Facebook ?
MS : C’est très difficile de faire des prédictions de ce genre. Comme avec les autres technologies disruptives auparavant, ça va changer les façons de faire, c’est certain. Dans bien des cas, ces changements sont positifs.
J’essaie donc de me concentrer sur les bons points à court terme : éliminer les accidents de voiture, permettre aux gens de communiquer ou faciliter les diagnostics en médecine, par exemple. Mais il est très difficile pour l’instant de prédire à quoi ressemblera la société dans 10 ans.