Après l’expulsion de l’Etat islamique de Mossoul, en Irak, et après la chute de sa «capitale» Raqqa, en Syrie, plusieurs reportages récents dans les médias soutiennent que les combattants de Daech désertent en masse. Le mois dernier, le Guardian a ainsi rapporté qu’en Syrie, des «centaines de déserteurs» ainsi qu’«un grand nombre de militants accompagnés de leurs familles» fuyaient «les derniers vestiges, divisés et démoralisés» de l’Etat islamique (EI). Au début du mois, un titre à la une du New York Times affirmait que dans le nord de l’Irak, «les combattants de l’EI, après avoir juré «la guerre ou la mort», se rendent en masse» aux peshmergas, les forces kurdes. Pourtant, croire que leur détermination à se battre a disparu est sans doute un peu trop optimiste, comme l’ont montré nos enquêtes, menées par une équipe multidisciplinaire et internationale du CNRS et du Centre de résolution des conflits inextricables de l’Université d’Oxford. Un groupe de chercheurs qui travaille en première ligne du conflit avec l’EI depuis le début 2015.
En réalité, parmi les sunnites qui ont fui les territoires sous contrôle de l’EI, la plupart étaient davantage motivés par la terreur devant l’avancée des milices chiites et des forces irakiennes officielles chiites, que par les progrès de Daech. Le mois dernier, lorsque les Irakiens ont libéré la zone autour de Hawija au sud de Mossoul, ce ne sont pas seulement des combattants de l’EI qui ont fui pour Kirkouk, sous contrôle kurde. Les familles dont seul un membre (parfois même déjà mort) appartenait au groupe jihadiste ont fui elles aussi.
Nombreux sont les Arabes sunnites déplacés qui, lors d’entretiens, ont confié avoir quitté leur foyer et risqué la traversée des lignes de l’armée irakienne et des milices chiites pour atteindre les peshmergas, parce «qu’eux aussi sont des sunnites» et qu’«ils ne veulent pas [nous] tuer».
Même s’il existe des preuves que certaines forces locales de l’EI fuient devant les forces armées d’Irak et les milices chiites, les volontaires étrangers de Daech ont plutôt tendance à se battre jusqu’à la mort ou à disparaître dans l’espoir de combattre à nouveau, plus tard, au Moyen-Orient ou dans leur propre pays, en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique. C’est pourquoi, à part un seul Egyptien, aucun combattant étranger n’est récemment passé par le centre de détection de Dibis – à 30 km environ au nord de Hawija – tenu par les forces de sécurité kurdes (Asaysh) qui filtrent les individus fuyant le territoire de l’EI (l’article du New York Times s’appuyait sur les individus détenus dans ce centre).
Le 16 octobre, les forces kurdes se sont retirées, emmenant avec elles les 80 à 100 détenus qui restaient, âgés de 10 à 80 ans, tandis que l’armée irakienne et les milices chiites entraient dans Dibis durant leur offensive – toujours en cours – destinée à reprendre le contrôle de Kirkouk et des champs pétrolifères voisins. Le centre de Dibis avait effectué des contrôles de sécurité sur toutes les familles fuyant les territoires de l’EI de la région. Le capitaine Ali Muhammah Syan, directeur du centre, affirme que depuis le début des opérations de reconquête de Hawija le 21 septembre, entre 7 500 et 8 000 individus, hommes, femmes et enfants, ont ainsi été contrôlés. Il affirme aussi que tous ou presque avaient des liens avec l’EI, liens familiaux, pour la plupart ; cependant, la majorité n’étaient pas des combattants. Le capitaine Syan explique que l’EI fonctionnait comme un Etat, gérant des services qui nécessitaient beaucoup de personnel : département de la santé, tribunaux, agriculture, forces de l’ordre, etc.
Même si la plupart des hommes passés par ce centre n’étaient sans doute pas des combattants, Daech a contraint beaucoup d’hommes de la région à devenir ses fantassins. L’EI menait une guerre terrestre, défendait un vaste territoire et gouvernait une population importante ; la conscription a servi à amener dans ses rangs un flux constant d’hommes issus des territoires contrôlés, quel que soit leur zèle religieux ou leur fidélité au «califat». Ce qui contraste avec les propos de nombreux combattants de première ligne dans la guerre contre l’EI au sujet des combattants étrangers qui, eux, «ne se rendent pas et n’abandonnent jamais, même si la bataille est perdue».
Après la reprise de Mossoul en juillet par les forces de la coalition soutenue par les Etats-Unis, nous avons mené des entretiens et des tests psychologiques auprès d’hommes arabes sunnites âgés de 18 à 30 ans, à Mossoul et dans des camps de réfugiés à l’est et au sud de la ville. Presque tous ces individus qui ont vécu sous le régime de l’EI nous ont dit qu’ils avaient initialement bien accueilli Daech, de même que la quasi-totalité de la population arabe sunnite de la région. Ils en parlaient comme d’une révolution glorieuse (al-Thawra) vouée à imposer la loi d’Allah (la charia) et qui soutiendrait le peuple sunnite (ahlu al-Sunnah),auparavant opprimé par les régimes chiites et alaouites en Irak et en Syrie.
Voici le point de vue typique d’un homme de 20 ans sur les cinq ou six premiers mois du régime de l’EI : «On avait la liberté de mouvement, pas de cartes d’identité, pas de check-points. Avant, l’armée irakienne nous humiliait aux check-points et prenait des pots-de-vin pour laisser passer les gens. Daech a permis aux jeunes de goûter à la liberté. Ils ont reconstruit des ponts, des écoles.» De fait, lors de nos réunions avec le groupe de travail «Daech» du gouvernement britannique en 2015, certaines preuves que la qualité de vie s’était améliorée à Mossoul depuis l’arrivée du groupe jihadiste préoccupaient les membres de la coalition chargés de contrer les succès de l’EI par un travail de persuasion des populations locales.
«Mais ensuite, l’EI a menti, continue le jeune homme. Ils ont dit à tout le monde qu’il y aurait une amnistie générale, et aucune punition pour ceux qui respectaient la charia. Puis ils n’ont tenu aucune de leurs promesses. Ils fouillaient dans le passé des gens ; ils ont tué les officiers de l’armée et de la police, tous ceux qui avaient un poste important dans le gouvernement [précédent] ; d’abord ils les ont terrifiés, puis ils leur ont pris leur argent et, plus tard, ils les ont exécutés.»
Un Irakien, qui a été l’époux de la fille d’un des chefs de l’EI à Mossoul, décrit ainsi la situation : «[Daech] est venu avec l’idée de bâtir une nation islamique, pour servir le peuple et éliminer toute oppression. Mais les petits chefs n’ont pas su faire respecter ces ordres-là ; c’étaient les mauvaises personnes aux mauvais postes. Les combattants irakiens étaient les pires, une hypocrisie totale. Les étrangers étaient bien plus loyaux à leur cause, à leurs camarades. Ils étaient honnêtes dans leurs efforts pour imposer la charia, ils ont sacrifié leur vie. Leurs chefs marchaient dans les rues bardés de vestes-suicides, sans gardes du corps… Les Afghans et les Turcs étaient les plus loyaux. La Turquie a aidé Daech, l’Arabie Saoudite aussi [d’autres ont mentionné le Qatar]. Les trahisons, le manque de loyauté, les coups de couteaux dans le dos, c’est venu des Irakiens du coin.» De l’avis de certains, en passant à des exécutions publiques, Daech a montré ce qu’il était vraiment : une organisation intrinsèquement meurtrière et mensongère. Selon d’autres, le fait que Daech a eu recours au meurtre et à des comportements de plus en plus violents (par exemple, exécuter et crucifier ceux qui manquaient d’assister aux cours de «réhabilitation à la charia» pour laver quelque tache de leur vie passée ; maltraiter des imams lorsque leur mosquée osait dévier de la ligne prescrite, etc.) est dû à «la pression qu’ils ont subie de la part de la coalition, à cause des attaques et des raids aériens». Malgré ces désaccords, la quasi-totalité des hommes interrogés déclarent que, durant toute la période passée sous contrôle de l’EI, ils ont perçu une nette différence entre le manque d’engagement des membres locaux de Daech et la loyauté des combattants étrangers à la cause du «califat».
Parmi les chefs de milices arabes sunnites qui se battent en ce moment aux côtés de l’armée irakienne et des peshmergas au sein de la coalition, beaucoup admettent avoir initialement bien accueilli Daech. Ces chefs, souvent l’élite de leur communauté, n’ont changé de camp que lorsque l’EI s’est tourné vers une guerre des classes en incitant les moins privilégiés de ces groupes (et leurs voisins) à s’emparer des biens des élites, à abolir leurs privilèges, et même à tenter de leur ôter la vie. Aujourd’hui, une grande partie de ces élites dépossédées et leurs familles voudraient une vendetta sanglante. De ce fait, après l’EI, une menace pire encore que les chiites pour la communauté arabe sunnite viendra sans doute des divisions intestines qui déchirent familles et communautés locales. Dans nos recherches menées auprès des combattants du front en Irak, nous avons développé un ensemble de données psychologiques qui mesurent la volonté à faire des sacrifices pour une cause ou pour ses camarades, comme prendre les armes et mourir (publié dans Nature Human Behaviour le mois dernier). En utilisant ces mêmes outils de mesure dans nos recherches auprès d’habitants qui ont vécu sous la gouvernance de l’EI, nous constatons que même si le groupe a aujourd’hui perdu presque tous ses territoires arabes sunnites en Irak, il a transmis à la jeune génération sa valeur la plus sacrée : la croyance catégorique que la charia est la seule façon de sauver et de gouverner la société.