D’emblée, on aurait dû être sceptiques, le 24 avril 1990, quand le maréchal Mobutu « décréta » la démocratisation du pays. À vrai dire, il n’en voulait pas, sinon il voulait garder la haute main sur le processus politique nouveau, du moins il voulait rester maître du jeu politique. Malheureusement, pour lui, il venait d’ouvrir la boîte de Pandore. Comme le dit le journaliste Dieudonné Kwebe Kimpele, Mobutu signe ce jour-là, le 24 avril 1990, son arrêt de mort politique en faisant un « coup d’État » contre lui-même. Tout ce qu’il tente de faire par la suite n’est que du vent car le peuple lui a tourné le dos définitivement.
Seize ans auparavant, à la tribune des Nations unies à New York, Mobutu Sese Seko déclare à la face du monde : « Devant la tempête de l’ouragan, mûr ou pas mûr, un fruit tombe quand même… ». Il ignore que cette vérité implacable va le rattraper quand le vent de la Perestroïka souffle violemment sur le continent africain fin 1989-début 1990.
Les esprits et la parole se libèrent
Comme la plupart des dictateurs africains, Mobutu ne peut résister à la tempête et est contraint de lâcher du lest après un semblant des « consultations populaires » à travers le pays.
Devant les corps constitués et les forces vives du pays qu’il convoque à la Cité historique de la N’Sele à Kinshasa, le 24 avril 1990, le maréchal président annonce à la face du monde sa décision de mettre fin au règne du Mouvement populaire de la révolution (MPR)-Parti-État et de prendre désormais congé du MPR devenu fait privé afin de se mettre « au-dessus de la mêlée ». Pour lui, la démocratisation est un « cadeau du Président-Fondateur » et non l’expression de la volonté du peuple lors des consultations populaires.
En réalité, la République du Zaïre vient de basculer dans la démocratisation à l’instar d’autres pays africains. Mobutu veut un multipartisme à minima, c’est-à-dire limité à trois partis politiques (le MPR, l’UDPS et un autre parti à créer), estimant que les Zaïrois ne sont pas encore mûrs pour la démocratie. Cependant, les esprits et la parole s’étant libérés du joug de la dictature, la contestation est farouche et le dictateur recule. Le multipartisme est donc intégral. Des partis politiques se créent du jour au lendemain et descendent dans l’arène politique pour revendiquer bruyamment.
Dans cette effervescence s’esquisse une typologie des partis politiques. D’un côté, les partis de masse que sont l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), avec le tonitruant trio Tshisekedi-Lihau-Kibassa ; le Parti lumumbiste unifié (PALU), avec Mère Courage Thérèse Pakasa, et le Mouvement populaire de la révolution (MPR), le parti au pouvoir dont les rênes sont confiées à Baudouin Banza Mukalayi. De l’autre côté, les partis directoires ayant une certaine assise politique, que sont le Parti démocrate socio-chrétien (PDSC), le Front des nationalistes congolais (FNC), l’Union des démocrates indépendants (UDI), l’Union des fédéralistes et républicains indépendants (UFERI), le Front patriotique…
Dans cette mosaïque, le Front patriotique (FP) se distingue comme le seul parti politique structuré ayant véritablement une idéologie politique. Il est animé par des intellectuels progressistes proches de la gauche (socialisme) radicale. Ces ténors sont Me Moreno Kinkela-vi-Kansi, Dr Sondji, Dr Kabamba Mbwebwe…
Dans l’arène politique, l’UDPS et le PALU tiennent la dragée haute au dictateur, déjà avant l’ouverture démocratique. L’UDPS est le premier parti à s’engager sur la voie de la libération avec à l’affiche les 13 parlementaires qui ont pris le courage en 1978 d’adresser une lettre ouverte au Président-Fondateur du MPR pour dénoncer « le mal zaïrois ». Le PALU sous la houlette de Thérèse Pakasa, à l’absence du mythique Antoine Gizenga en exil à Moscou, mène la résistance à l’ombre de l’UDPS.
À partir du 24 avril 1990, ces deux partis politiques de masse sortent de la clandestinité et occupent profondément l’espace publique. Et dans leur mouvance, ils entraînent d’autres nouveaux partis politiques en rupture des bans avec le MPR et le régime au pouvoir. Ici et là, les meetings et les conférences de presse se multiplient, avec en toile de fond la revendication de la tenue d’une conférence nationale comme c’est à la mode à ce moment là.
La CNS ou le procès du régime de Mobutu
Le dictateur Mobutu et ses partisans sont favorables à l’organisation (petit format) d’une conférence constitutionnelle pour adapter le texte fondamental à la nouvelle donne politique. Le débat qui s’en suit est d’une rare virulence. Les meetings et les conférences de presse des opposants galvanisent la contestation populaire au point que le régime au pouvoir recule, contraint d’accepter la tenue (grand format) d’une conférence nationale souveraine (CNS).
Envisagée comme des états-généraux de la République devant déboucher sur la rédaction d’une nouvelle constitution et la tenue des élections libres, transparentes et crédibles, la CNS est présidée par Mgr Laurent Monsengwo Pasinya, archevêque de Kisangani. Elle réunit environ 1 500 délégués venus de partout, de l’intérieur du pays et de la diaspora. Elle se transforme très vite en une foire d’empoignes, en un forum destiné à faire le procès des 25 ans de pouvoir de Mobutu Sese Seko.
Isolé sur le plan international (rupture de la coopération bi-et multilatérale, la Belgique et le Zaïre sont pleine grave crise diplomatique) à cause de la violation des droits de l’homme à la suite du supposé et prétendu « massacre des étudiants de l’université de Lubumbashi », avec la CNS, Mobutu voit lui échapper le pouvoir politique. En réalité, il ne l’a plus depuis le 24 avril 1990. En fait, l’objectif ultime de la majorité des participants à la CNS, acquis au « changement » est le départ de Mobutu du pouvoir à l’issue du forum. Une sorte de coup d’État constitutionnel en règle.
Le maréchal ne tient plus que deux leviers pour se maintenir au pouvoir : les forces de sécurité (l’armée, la police et les services de renseignement) et les finances publiques. Il tente de récupérer, à son compte, la « dynamique politique » à la CNS à travers ce que les marxistes appellent « la reproduction du système politique ». Une théorie politique selon laquelle tout régime politique cherche à se perpétuer au pouvoir en générant des contraintes (politiques, légales, sociales, culturelles, pécuniaires…) afin de ne pas être contesté ou à l’être le moins possible.
Achat des consciences, diabolisation et débauchage des opposants, sabotage (actes criminels, plasticage des imprimeries et des résidences, enlèvements…) sont là les méthodes employées pour retourner la dynamique à la CNS. L’argent circule, il circule beaucoup dans et en dehors du Palais du peuple où se tiennent les assises de la CNS. Quel bordel, la corruption ! Grâce aux espèces sonnantes et trébuchantes sorties tout droit des coffres de la Banque centrale, le régime en place parvient à retourner quelques « opposants », politiciens et activistes de la société civile, et pas de moindre. Un phénomène nouveau est né : la création à la pelle de partis politiques et associations « alimentaires » qui se nourrissent aux mamelles du Trésor public.
Une production politique du régime au pouvoir pour faire le surnombre à la CNS. Ainsi est apparue la « Mouvance présidentielle » (MPR et alliés). Mais rien n’y fait. Au contraire. Mobutu n’en peut plus des accusations contre « ses » années de pouvoir et des injures à son égard dans la presse « rouge » (Le Phare, Le Potentiel, Elima, Forum des As…) et dans les meetings des opposants. Il se retire à Gbadolite, dans son palais, pour se couper de la vie politique dans la capitale. Il s’interdit même, rapporte-t-on, de lire « la presse rouge », celle proche des opposants à son régime, par opposition à « la presse bleue » (Salongo, Soft…) encore favorable au régime au pouvoir.
La théorie du bouc émissaire
Il n’est pas inutile de rappeler que le parti politique visé principalement par les grandes manœuvres du régime au pouvoir est l’UDPS (et son leader charismatique, Etienne Tshisekedi wa Mulumba, surnommé « Moïse, le libérateur »). La plupart des 13 parlementaires signataires de la lettre ouverte à Mobutu en 1978 sont en effet d’origine luba kasaïenne. Pour des raisons inavouées, le pouvoir fait vibrer la corde la plus sensible du peuple zaïrois en parlant de « péril luba ».
Comme le dit le politologue Jean-Marie Kidinda, « dans la stratégie du régime de Mobutu, il faut trouver un bouc émissaire pour distraire et détourner l’attention de la population des effets néfastes de la gestion catastrophique du pays sous son règne ». Il faut à tout prix montrer à l’opinion, tant nationale qu’internationale, que Tshisekedi est un leader politique « tribal » contrairement à Mobutu, le « pacificateur » du pays et l’artisan de « l’unité nationale ».
Les réseaux du régime au pouvoir s’activent pour donner des baluba l’image la plus mauvaise possible afin de leur attirer la haine du reste de la communauté nationale. Comme le dit le sociologue Louis Mukendi, « la peur est très redoutée en cas de crise. L’expérience du risque est inséparable, pour un sujet humain de celle de la peur… Des incidents regrettables se produisent dans le Bas-Zaïre, sous Bieya Mbaki ; au Haut-Zaïre, sous Lombeya Bossongo ; au Maniema, sous Omari Lea Sisi, où des magistrats kasaïens et bandundois sont « chassés ». Mais aussi à Kinshasa, où Mungul Diaka, ministre d’État et gouverneur de la ville, écrit dans une tribune intitulé vertement « Oui, il existe un mal luba », au journal Le Soft : « Il existe un problème luba au Zaïre et ce problème est plus important que celui des frères rwandais du Kivu pour la simple raison que le problème rwandais est local tandis que celui des baluba peut provoquer une déflagration dans toute la République et au même moment… »
La bouc-émissarisation procède de la théorie du chaos. Mobutu dit : « Après moi, c’est le déluge. » En septembre 1991, le Zaïre se réveille sous le coup d’un pillage à grande échelle à travers le pays. Militaires et policiers mettent à sac commerces, usines et administrations. En janvier 1993, ils donnent un coup de grâce à ce qui reste encore du tissu économique déjà en lambeaux. L’UDPS et son leader sont pointés du doigt. Quelques mois plus tard, c’est l’exodus pour les baluba du Shaba/Katanga sous l’instigation politique de Gabriel Kyunga wa Kumwanza et Jean Gunz Karl-I-Bond, les ténors de l’UFERI, parti de l’opposition retourné lors de la CNS. Le coût économique des pillages et de l’expulsion des Kasaïens du Shaba/Katanga est inestimable. Il est encore ressenti par le secteur privé à ce jour.
Le contrôle de l’information
La stratégie de la « diabolisation » est donc en marche, pleine et entière. C’est là encore une production politique de la CNS. On assiste véritablement à une bataille entre la mouvance présidentielle et l’opposition pour le contrôle de l’information. Comme le dit Roger Belbéoch, « l’information ou plutôt le contrôle de l’information, ce qu’on appelle le plus souvent communication, est la clé de la gestion d’une crise majeure ». Il est important que les décisions prises par les autorités pour le bien-être des populations soient acceptées par tous, indépendamment de leur efficacité réelle. Il y va de la stabilité du corps social. Le contrôle de la communication étant une nécessité pour l’État, il se fera soit par consentement tacite des médias, soit par censure autoritaire. Dans les deux cas, le contenu démocratique de la société en sera certainement affecté.
Du fait de l’impact médiatique de la CNS dont le déroulement est suivi en direct par la population, dans un contexte de haute turbulence politique, la mise en relation, c’est-à-dire la communication devient un facteur stratégique de première importance. Les médias existants (presse écrite, radio et télévision) sont courtisés par la mouvance présidentielle et l’opposition. Des éditeurs et des journalistes vendent leur conscience pour « vivre ». Dans la foulée, les politiciens se lancent dans une course effrénée de rachat des titres de presse écrite, de création de journaux et de chaînes de radio-télé à la faveur de la loi sur la libéralisation du secteur de la presse au Zaïre.
On s’interroge sur le rôle et l’indépendance de la presse qui est considéré comme « le quatrième pouvoir » dans un État démocratique. La presse n’existe nulle part en dehors des structures sociales. On ne peut la caractériser sans tenir compte de ses rapports avec la société concrète, en général, et avec l’organisation politique, en particulier. Elle ne peut fonctionner à l’écart de l’organisation sociale et de ses courants politico-idéologiques. L’indépendance de la presse vis-à-vis du cadre social n’existe pas. L’essence de l’activité journalistique se trouve dans l’engagement pour la défense d’une orientation conforme à celle d’un groupe social dominant ou dominé. Lors de la CNS, chaque média prétend à l’objectivité dans le traitement des événements et des situations. Chacun tente de les reconstituer en servant du schéma classique.
Cependant, il est inévitable que les événements et les situations soient utilisés à des fins partisanes. Très souvent, les faits n’ont qu’une valeur démonstrative. Ils appuient l’une ou l’autre thèse en antagonisme. La détermination des critères de sélection est alors tributaire des exigences fonctionnelles prioritaires du système. Ces dernières définissent définitivement donc les principales fonctions de la presse.
Quand la presse se voit assignée d’office certaines fonctions pour permettre à un système de se réaliser, sa communication ne peut être que fonctionnelle. On parle alors de la « propagande ». Ce terme a acquis une coloration si négative dans la culture politique démocratique (occidentale) que personne ne peut avouer faire de la propagande. Pourtant, la propagande est un aspect intégral, inséparable des activités des partis politiques visant l’éducation politique des masses.
Dans cette tâche, la propagande a inévitablement besoin de la presse. Qui apparaît donc comme un instrument de propagande. Son usage pour des besoins de propagande exprime le souci des partis politiques d’amener la masse à participer à leur programme. Mais comme la propagande cherche toujours à expliquer, à justifier la politique du parti politique au moyen de la presse. À la CNS, la propagande de la mouvance présidentielle est inefficace car en même temps la presse dite « libre » publie des faits qui contredisent ses thèses.