On s’habitue à tout. Cette année, par exemple, cela fera exactement quarante-quatre ans que l’Etat français est en déficit. De gauche comme de droite, aucun gouvernement n’a pu, su – ou voulu – rompre avec l’addiction qui nous conduit, budget après budget, à financer notre croissance par l’emprunt. C’est ainsi que, entre 1980 et aujourd’hui, notre dette publique est passée de 20 % à presque 100 % du PIB. Dans l’indifférence quasi-générale.
C’est en effet une forme de particularisme français : qu’il pleuve ou qu’il vente, que l’on soit en crise ou en eaux calmes, on laisse dériver notre endettement public avec une décontraction qui laisse pantois.
Chiffres abstraits
A aucun moment, en effet, et surtout pas en période de croissance où l’exercice serait rendu pourtant plus facile, l’on ne se pose vraiment la question de réduire notre endettement. Plus de 2.000 milliards de dettes ? Et alors ? Oui, le chiffre est énorme. Tellement qu’il en devient abstrait. Alors on l’ignore, et l’opinion ne s’en émeut guère. Nous vivons depuis si longtemps en situation de surendettement sans que rien de grave nous arrive ! A quoi bon s’en faire ? La dette n’est donc pas un enjeu électoral. C’est ce qui en fait un levier si aisé à utiliser.
Nonchalance des dirigeants
Mais il faut être honnête : la France ne détient pas le monopole d’une économie pilotée par la dette. La nonchalance des dirigeants – politiques ou économiques – consistant à vivre à crédit sans se préoccuper des dégâts provoqués sur les générations futures est même une attitude largement partagée dans le monde.
C’est tout l’intérêt de l’ouvrage collectif que publie ce mois-ci le Cercle Turgot , un centre de réflexion et d’analyses financières. Ce think tank a d’abord le mérite de rappeler quelques chiffres édifiants. La dette publique primaire des pays développés ou en développement représente aujourd’hui 200 trillions de dollars, soit trois fois le PIB mondial, nous indique Jean-Jacques Pluchart. Ce qui montre que, d’une certaine manière, dans ce domaine, les keynésiens ont gagné la bataille des idées face aux libéraux. Les premiers considèrent en effet que « l’endettement de l’Etat contribue au développement économique de la Nation », quand les seconds lui reprochent de « détourner l’épargne privée de l’investissement productif », dont de la création d’emploi.
Exemple américain
Mais l’engouement mondial pour la dette n’est pas qu’affaire de doctrine. En témoigne l’exemple des Etats-Unis. Même au pays du libéralisme débridé, l’endettement est une seconde nature et depuis longtemps, nous rappelle Jean-Claude Gruffat. Le premier gouvernement fédéral issu de la Constitution votée en 1789 prend la direction de l’Etat avec une dette atteignant déjà 30 % du PIB. Une situation née de l’incapacité à l’époque de lever l’impôt dans un pays encore fragmenté.
Cet héritage culturel reste aujourd’hui un marqueur fort de la conscience américaine. Sous l’effet des baisses d’impôts, des plans de relance ou des dépenses militaires, la dette n’a cessé de se creuser, passant de 3.300 milliards de dollars en 2001 à un niveau vertigineux de 20.000 milliards de dollars. Et, à l’image de ses prédécesseurs, Donald Trump n’a exprimé à aucun moment son intention de s’attaquer au problème.
Orthodoxie budgétaire
C’est sans doute ce qu’il y a de plus fascinant dans cette revue historique et mondiale de la dette proposée par le Cercle Turgot. Si beaucoup de mesures ont été imaginées pour la rendre soutenable, rien – ou si peu – n’a été fait pour imposer sa décrue massive. Au fur et à mesure de son gonflement et des crises qu’elle a pu provoquer dans les pays d’Asie en 1997, en Argentine (huit défauts de paiement) ou plus récemment en Grèce (2010), la dette et ses excès ont suscité des normes internationales imposant l’austérité et l’orthodoxie budgétaire aux pays qui en ont été victimes (consensus de Washington des années 1990). Mais rien qui soit de nature à entraver sa formidable progression.
Le point culminant de ce quasi-déni du problème a été atteint après la crise de 2008. A grands coups de rachats de titres publicssur le marché obligataire, les grandes banques centrales mondiales, la Fed d’abord aux Etats-Unis, la BCE ensuite en Europe, se sont employées à les monétiser, allégeant massivement le coût des dettes souveraines pour les Etats en provoquant une chute de leur taux d’intérêt.
Cet édredon monétaire a eu le mérite d’anesthésier temporairement les effets de la gigantesque dette mondiale sur les budgets des Etats. Il a aussi levé toute inhibition – si jamais il en existait encore – sur la poursuite de la course aux emprunts. Que se passera-t-il lorsque les taux d’intérêt finiront par remonter ? Et de quelles cartouches disposeront encore les autorités pour juguler une éventuelle nouvelle crise alors que toutes les armes semblent avoir été employées ? C’est la sourde inquiétude du moment, et ce livre a le mérite de poser de façon limpide les termes du débat.
« Les Dettes publiques à la dérive ». Un ouvrage collectif du Cercle Turgot. Editions Eyrolles, 235 pages, 18 euros.