Le patron de Renault-Nissan est un dirigeant hors du commun

Encore un mandat supplémentaire de 4 ans pour Carlos Ghosn. Mais il devra attendre confirmation de l’assemblée des actionnaires en juin. Vision stratégique exceptionnelle, culte de la personnalité, rémunération record et méfiance maladive… tels sont les traits de caractère de cet homme redouté.

 

Après plus de 12 ans passés à la tête du groupe Renault puis de l’Alliance Renault-Nissan, Carlos Ghosn dirige 120 000 salariés et 38 usines à travers le monde, pour plus de 10 millions de voitures vendues chaque année. En février, le gouvernement français (présent à 15 % au capital du constructeur automobile) a autorisé sa reconduction pour quatre années supplémentaires, soit jusqu’en 2022. Encore lui faut-il obtenir le feu vert de l’assemblée des actionnaires le 15 juin 2018. Comment cet homme de 64 ans aux méthodes implacables et à la rémunération record est-il parvenu à obtenir et conserver la confiance du groupe et de l’État durant toutes ces années ?

Pour pouvoir être reconduit à la tête de Renault, Carlos Ghosn a dû négocier ferme durant de longs mois avec l’État français, quitte à tenir tête à l’exécutif et passer outre l’avis des actionnaires. En jeu, son salaire : plus de 7 millions d’euros en 2016. L’État exige une baisse significative de sa rémunération pour autoriser la prolongation de son mandat. En avril 2016, l’assemblée générale des actionnaires de Renault vote contre le montant du salaire de Carlos Ghosn.

Mais, fort du soutien de son conseil d’administration, le PDG passe en force, provoquant la colère d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. « Quand des gouvernances sont défaillantes parce qu’elles pensent que tout est permis et qu’il n’y a plus de comportement en responsabilité et en éthique, on est obligé de réouvrir des sujets comme celui de la loi », menace-t-il sur la chaîne LCP, promettant de légiférer si Carlos Ghosn ne diminue pas son salaire. Officiellement, Carlos Ghosn accepte finalement une baisse de 30 %. « J’ai dit très clairement à M. Ghosn que nous ne pouvions pas voter pour un dirigeant qui avait des rémunérations aussi élevées », explique Bruno Le Maire, successeur d’Emmanuel Macron à Bercy, sur CNews, qui s’attribue le mérite de cette baisse.

Une baisse en trompe-l’œil

Mais qu’en est-il vraiment de cette baisse de salaire ? En ce qui concerne la partie française de son salaire, en tant que patron de Renault – car le PDG est aussi à la tête des constructeurs automobiles japonais Nissan et Mitsubishi – il s’agit plutôt d’une baisse de 20 % et non de 30 %. Mais quand on regarde en détail, cette baisse apparente dissimule bien autre chose : en effet, Carlos Ghosn a accumulé au fil des ans des centaines de milliers d’actions de Renault, ce qui lui permet de considérablement gonfler son revenu en réalisant ses stock-options. « Le cours de l’action Renault a beaucoup augmenté ces dernières années, explique Loïc Dessaint, analyste dans une société de conseil en investissement. Le 16 décembre 2017, Carlos Ghosn a dégagé une plus-value de 6 millions d’euros sur l’exercice de stock-options. En 2020, il pourra même bénéficier de 8 millions supplémentaires s’il revend les 100 000 actions gratuites obtenues en 2016. » Une rémunération en stock-options qui s’ajoute donc à son salaire de PDG. Cette addition de revenus lui permet de gagner environ 15 millions d’euros en 2017, une jolie somme comparée aux autres patrons du CAC 40 qui ne touchent en moyenne « que » cinq millions d’euros.

L’argent, un sujet sensible pour Carlos Ghosn, qui est le maître de la discrétion dès qu’il est question de son salaire. Il a longtemps refusé de communiquer le montant de sa rémunération versée par Nissan. « Dévoiler le salaire de Carlos Ghosn au Japon était contraire aux coutumes et à la pratique japonaise », défend Louis Schweitzer, ancien patron de Renault. Une position peu crédible selon certains observateurs qui ne vise qu’à préserver le secret de la rémunération du PDG. Il a fallu que la loi japonaise s’impose pour que la transparence se fasse enfin. En matière de montages financiers, là aussi la discrétion règne, comme le montre l’affaire des super-bonus néerlandais révélée par l’agence Reuters en juin 2017.

Un banquier d’affaires londonien aurait proposé à Carlos Ghosn un schéma permettant d’apporter un complément de rémunération aux six principaux dirigeants de « L’Alliance » Renault-Nissan-Mitsubishi, via une fondation aux Pays-Bas qui aurait capté 80 millions d’euros, permettant ainsi de contourner le contrôle des rémunérations par les actionnaires. Malgré le démenti de Carlos Ghosn, ce projet était bel et bien sur les rails. Carlos Ghosn maîtrise parfaitement les clés de ce capitalisme financier, ce que confirme un autre épisode.

Chez Renault, le syndicat Force ouvrière s’est intéressé aux flux financiers entre le siège français et les filiales du groupe (Belgique, Luxembourg, Russie, etc.) qui transitaient via une curieuse société, la Société financière et foncière, banque d’affaires dotée de 106 millions d’euros au moment de sa dissolution en 2009, sans contrôle des actionnaires. Ces actifs ont été transférés non pas sur les comptes de Renault mais dans une plateforme virtuelle située en Suisse, s’étonne l’avocat Jean-Paul Baduel. Pour le moment il n’y a aucun élément qui permet de dire que c’est une caisse noire ou une caisse grise ou blanche. On est dans des opérations financières non expliquées. De son côté, le constructeur précise qu’à sa dissolution, le patrimoine de cette banque a été « naturellement absorbé » par Renault.

Des jésuites à Michelin

Un retour en arrière sur le parcours de ce dirigeant hors du commun permet de comprendre les ressorts de cette réussite et d’en expliquer aussi les parts d’ombre. Né au Brésil en 1954, Carlos Ghosn a grandi au Liban au sein de la grande famille chrétienne maronite. D’une santé fragile, il se montre par ailleurs brillant et doué pour les études. Pour forger son caractère et en faire un chef, sa mère le scolarise chez les pères jésuites du collège Notre-Dame de Jamhour, aux portes de Beyrouth. « Nous étions formatés à l’ordre, raconte l’un de ses cousins, Henri Bichara. En sortant des pères jésuites, nous étions capables de nous auto-discipliner, une pratique qui est restée jusqu’à présent ancrée en nous. »

À 16 ans, il poursuit ses études à Paris, passe par l’École polytechnique et les Mines, en sort ingénieur diplômé et entre rapidement chez Michelin, où il va effectuer un sans-faute durant 18 ans jusqu’à devenir numéro 2. 

Mais son ambition ultime se heurte au système dynastique du patron de Michelin, qui choisit son fils Édouard pour lui succéder à la tête de l’entreprise familiale. « Chez Michelin, il savait qu’il ne serait jamais le numéro 1 et l’ambition de Carlos était d’être numéro 1 », témoigne Louis Schweitzer, qui le recrute chez Renault en 1996 comme directeur adjoint et le prépare à en faire son successeur 10 ans plus tard.

Chez Renault, des méthodes implacables. Carlos Ghosn commence par repérer de jeunes ingénieurs aux dents longues qu’il convertit à sa méthode, afin de réduire les coûts dans tous les domaines de la production. Une équipe dirigeante surnommée par certains « les Khmers rouges », à la loyauté sans faille. « Ses équipes le servent de façon indéfectible, explique l’analyste financier Loïc Dessaint. Il met en concurrence ses propres salariés entre eux. C’est terrible. Il parvient à faire régner une forme de terreur. » Cette position est nuancée par certains de ses collaborateurs. 

« Il n’engendre pas la peur, nuance Didier Leroy, actuel vice-président de Toyota, qui faisait partie à l’époque des fameuses équipes ‘transverses‘ chargées de tailler dans les coûts chez Renault. Il est très exigeant, mais il apporte du soutien, ce n’est pas un tueur comme certains pouvaient le prétendre ou le présenter à l’époque. »

Ce sont ces méthodes de gestion très dures que Carlos Ghosn va appliquer chez Nissan au Japon où il débarque en 1999 avec une quinzaine de cadres français. Ce fleuron de l’industrie japonaise est alors au bord de la faillite. Ghosn va procéder sans état d’âme à un spectaculaire redressement. « C’est d’abord 21 000 salariés à la porte, rappelle David Barroux, journaliste au quotidien Les Échos. Puis la fermeture d’un site industriel, et la rupture des relations avec les fournisseurs historiques par le jeu de la concurrence. » Et c’est ainsi qu’il devient populaire au Japon, prouvant d’après certains analystes, que la réussite collective est possible si elle passe par une remise en cause.