Après l’adoption d’une déclaration commune du 12 juin à Singapour entre Donald Trump et Kim Jong-un, la presse est unanime pour qualifier le moment d’«historique». Qu’ils se félicitent de la reprise du dialogue ou se désolent que Kim sorte renforcé de la rencontre, les observateurs s’accordent sur l’ébauche d’une détente entre deux ennemis jurés.
Mais le risque de conflit nucléaire a-t-il réellement diminué, comme l’écrit sur Twitter le président américain ? Pas vraiment. En dépit d’un biais cognitif répandu, ce n’est pas parce que Trump, d’un naturel querelleur, achève un sommet sans esclandre, que ladite rencontre est un succès diplomatique.
D’abord, les aléas de la vie politique américaine compliquent depuis trente ans la définition d’une stratégie stable sur la Corée du Nord. Le Congrès pourrait s’opposer à un accord, comme il avait fait échouer celui de 1994 qui prévoyait des compensations pour les Nord-Coréens contre leur renonciation au nucléaire militaire. A cela s’ajoute une instabilité propre à l’ère Trump : ce que le Président a offert, le Président peut à tout moment le reprendre, comme il l’a montré à ses propres alliés lors du dernier G7.
Ensuite, il faut se demander pourquoi la Corée du Nord accepte en 2018 une négociation qu’elle refusait un an plus tôt. La soif de paix, peut-être, mais on relèvera surtout que Kim aime dicter lui-même l’agenda international, provoquant pour intimider l’adversaire, puis utilisant les ouvertures adverses pour consolider ses positions et renforcer sa stature. Trois éléments ont pesé sur le calcul stratégique nord-coréen.
Prouesses des scientifiques
Au bilan de la communauté internationale, la pression croissante des sanctions, qui frappe depuis 2016 des pans entiers de l’économie nord-coréenne, du pétrole aux fruits de mer. Les mesures restrictives finalement prises – à regret – par la Chine avaient créé des tensions entre les deux partenaires. Elles empêcheraient Kim de se prévaloir d’un développement économique accéléré, deuxième axe majeur de son programme (avec le nucléaire).
Les prouesses stupéfiantes des scientifiques nord-coréens ont également changé la donne. En 2016, plusieurs tirs de missiles avaient échoué, menaçant la crédibilité du fleuron nord-coréen d’alors, le Musudan (2 500 km). Un an plus tard, le troisième Kim a démontré qu’il disposait de la bombe H, de missiles de portée moyenne (Hwasong-12) et d’une capacité intercontinentale embryonnaire (Hwasong-14 et 15), après avoir tiré davantage de missiles en trois ans que ses père et grand-père durant tout leur règne.
Surtout, paradoxalement, en démontrant fin 2017 qu’elle aura bientôt leur territoire à portée, la Corée du Nord devient un adversaire prioritaire pour les Etats-Unis. Les menaces de Trump de «détruire entièrement» le pays, même rhétoriques, font hésiter le régime, qui cherche avant tout à garantir sa survie. Franchir l’étape supérieure (avec un essai nucléaire au-dessus du Pacifique par exemple), ce serait risquer de perdre la maîtrise de l’escalade. La rencontre Kim-Trump a donc accouché d’une déclaration commune, mais celle-ci est aussi indigente sur le nucléaire que le symbolisme du sommet – drapeaux américain et nord-coréen côte à côte – était puissant. La référence à la «dénucléarisation de la péninsule», terme agréé depuis 1992, est bien présente, mais pas le phrasé des résolutions du Conseil de Sécurité appelant au «démantèlement complet, vérifiable et irréversible» du programme.
Le gel unilatéral des essais décrété par Kim en avril relève lui aussi de l’effet de manche. Il n’empêche ni la recherche, ni les activités d’enrichissement, ni l’exploitation des données issues des précédents essais. Le régime va multiplier les gestes unilatéraux aussi spectaculaires que réversibles en quelques jours pour s’attirer la sympathie des médias, comme il l’avait fait en 2008 à Yongbyon, avec les résultats que l’on connaît.
Ambitions inassouvies
En réalité, si Kim voulait donner des gages de sincérité, il pourrait fournir une déclaration complète des matières et installations sur son sol, les placer sous contrôle d’une organisation indépendante, démanteler des installations clés – en particulier d’enrichissement de l’uranium, mettre fin à son programme balistique sous-marin balbutiant, qui témoigne d’ambitions inassouvies à ce jour. Aucune de ces propositions n’est sur la table.
A l’heure où Trump se retire sans justification valable de l’accord sur le nucléaire iranien, il est légitime de s’interroger sur les concessions gracieusement offertes à un Kim Jong-un. Un dominateur qui ne renie rien. La démarche américaine est porteuse d’incertitude, alors que Corée du Sud et Japon sont vulnérables face au Nord. Si le Président acquiesçait au maintien indéfini d’une dissuasion nord-coréenne régionale en échange d’un arrêt du développement des missiles intercontinentaux destinés au territoire américain, il déstabiliserait ses alliés.
Posture de défense
En attendant, une discrète reconfiguration des équilibres régionaux est en cours. La Chine, active en coulisses, jubile depuis que Trump a soudain promis de suspendre les exercices militaires américano-sud-coréens. Pékin et Moscou rivalisent soudain d’égards pour Pyongyang et veulent déjà relâcher la pression de sanctions durement acquises. La Corée du Sud appelle au dialogue, mais s’efforce d’acquérir des capacités stratégiques. Le Japon, inquiet que les Etats-Unis puissent un jour évacuer la région, révise sa posture de défense.
Il faut certes laisser du temps au président américain. Toutefois, lors du match retour, prévu à Mar-a-Lago ou à Pyongyang, Trump aura fort à faire pour montrer que les sacrifices consentis sans contrepartie apparente en valaient la peine. Certes, historiquement, les accords de désarmement négociés par des administrations républicaines ont de meilleures chances de prospérer. Mais en attendant une percée des négociations, la Corée du Nord demeure le seul Etat à avoir gravé le fait nucléaire dans sa Constitution.
Boris Toucas chercheur invité au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington