Les géants d’Internet (Amazon, Apple, Facebook, Google et Microsoft) sont devenus des acteurs riches et puissants de l’économie. Est-ce au point que régulateurs et dirigeants politiques se trouvent impuissants face à eux ? C’est, semble-t-il, l’avis des investisseurs internationaux, à en juger par la valeur en Bourse de ces entreprises. C’est sans doute une bonne nouvelle pour l’oligarchie d’Internet, mais qu’en est-il pour l’économie ?
Innovation permanente
Depuis quelques décennies le secteur des nouvelles technologies de la communication, un secteur qui innove en permanence, est le fleuron de l’économie américaine. La vitesse et la puissance du moteur de recherche de Google mettent un volume de connaissances prodigieux au bout de nos doigts. La téléphonie par Internet permet de parler en face à face et à moindres frais avec des amis, de la famille ou des collègues, où qu’ils soient dans le monde.
Pourtant, malgré toute cette innovation, le rythme de croissance de la productivité reste médiocre. Beaucoup d’économistes voient la situation actuelle comme une deuxième vérification du paradoxe de Solow (un économiste du MIT) que ce dernier a formulé en 1987 : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. »
Stagnation de la productivité
Cette relative stagnation de la productivité tient à de nombreux facteurs, notamment à la décennie de baisse des investissements qui a suivi la crise financière mondiale de 2008. On peut néanmoins se demander pourquoi la rentabilité des cinq géants d’Internet bat des records et comment ils en sont arrivés à dominer tout un secteur, au point qu’il est difficile à un nouvel arrivant de les concurrencer – ce qui étouffe l’innovation.
Grâce à tous les capitaux qu’ils ont accumulés, les géants d’Internet peuvent absorber ou écraser tout nouvel arrivant qui voudrait les concurrencer de quelque façon que ce soit. Certes, un jeune entrepreneur intrépide peut toujours refuser un rachat, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Peu de gens sont assez téméraires (ou assez inconscients) pour refuser une offre à 1 milliard de dollars en espérant faire mieux plus tard. Et il y a le risque de voir les géants d’Internet utiliser leur armée d’informaticiens pour développer un produit presque identique, protégés par des bataillons d’avocats qui jonglent avec tous les moyens juridiques possible.
Etouffement de la concurrence
Les géants d’Internet disent que l’argent qu’ils investissent dans de nouveaux produits et services encourage l’innovation, mais il s’agit souvent pour eux d’étouffer dans l’oeuf un concurrent possible. Ils tirent l’essentiel de leur profit de leur produit de référence (l’iPhone pour Apple, la suite Microsoft Office pour Microsoft et son moteur de recherche pour Google). De ce fait, toute nouvelle percée technologique potentielle peut tout aussi bien être enterrée qu’exploitée.
Il y a cependant des réussites. La firme britannique DeepMind spécialisée dans l’intelligence artificielle rachetée par Google en 2014 pour 400 millions de dollars continue sur sa lancée. Elle est connue pour avoir développé le programme AlphaGo qui a battu le champion du monde de jeu de go . C’est ce qui aurait poussé l’armée chinoise à investir massivement dans ce secteur dans l’objectif d’en devenir un leader. Mais DeepMind est de toute évidence une exception. Les législations classiques destinées à éviter la formation de monopoles sont inefficaces lorsque le prix payé par les consommateurs (essentiellement sous la forme de collecte de leurs données personnelles) est totalement opaque. Mais ce n’est pas une excuse pour éviter de s’attaquer aux manoeuvres anticoncurrentielles des géants d’Internet. On en a eu des exemples lorsque Facebook a racheté Instagram (avec son réseau social en croissance rapide) et lorsque Google a racheté Waze, son concurrent en matière
Le plus urgent est peut-être de réduire la mainmise des plates-formes en ligne sur nos données personnelles, une mainmise qui permet à Google et à Facebook de développer des outils de publicité ciblée qui envahissent le marketing.
S’inspirer de l’Europe
Les régulateurs européens ont ouvert la voie en adoptant une réglementation qui pourrait servir d’exemple, alors que les régulateurs américains continuent à se croiser les bras. Au niveau de l’UE, le nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD)oblige désormais les entreprises à transférer les données des utilisateurs de leur plate-forme Internet vers celle d’un concurrent s’ils en font la demande – à condition toutefois que ces utilisateurs se trouvent dans l’UE.
Dans un livre important paru récemment, « Radical », deux économistes, Glen Weyl et Eric Posner , font un pas de plus en disant que les géants d’Internet devraient payer pour collecter nos données. Que ce soit réalisable ou pas, nous devrions avoir le droit de savoir quelles sont les données qu’ils enregistrent à notre sujet et l’usage qu’ils vont en faire.
Il faudrait que le Congrès et les régulateurs américains imposent des limites aux géants d’Internet dans d’autres domaines cruciaux. Ainsi aux Etats-Unis, pour l’instant, les plates-formes Internet n’encourent pratiquement aucune sanction lorsqu’elles diffusent de fausses nouvelles. Si on ne leur impose pas des normes semblables à celles en vigueur pour la presse écrite, les chaînes de radio et de TV, il y aura de moins en moins de reportages approfondis et de vérification des informations diffusées. Ce serait un mauvais signe, tant pour la démocratie que pour l’économie.
Les régulateurs et les dirigeants politiques du pays qui a donné naissance à Internet feraient mieux de se réveiller. La prospérité des Etats-Unis a toujours été liée à leur capacité à maîtriser la croissance économique tirée par l’innovation technique. Et si les nouvelles technologies créent un problème, elles peuvent aussi aider à le résoudre.
Kenneth Rogoff est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université Harvard. Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2018.