Pourquoi soudain s’intéresser à la notion d’«Eurasie», dont l’indétermination, le flou et le faible intérêt qu’elle suscitait jusqu’à présent aux yeux de la plupart des géographes en faisaient un impensé de la géographie ? Deux phénomènes récents, projets à la fois économiques et politiques avancés par la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping, sont en train de donner corps à une vision et une réalité eurasiatique, avec ou sans le terme. Ce sont l’Union économique eurasiatique (UEE), lancée en 2011 côté russe, et le projet «One Belt One Road» (Obor), des nouvelles «Routes de la soie», formulé surtout à partir de 2013 côté chinois.
Néoeurasisme sociobiologique
Diverses constructions impériales, de l’Antiquité au début du XXe siècle, ont réuni une plus ou moins grande partie des territoires de l’Eurasie. Différents axes de communication continentaux et maritimes ont relié ces deux extrémités extrême-orientale et européenne. Mais jamais cet espace qui couvre un tiers de la superficie de notre planète et compte plus de 60 % de la population mondiale n’a été politiquement ou culturellement uni et ne risquera de l’être dans un avenir prévisible.
Pourtant, les progrès grandissants des communications et connexions de toutes sortes, la mise en place d’infrastructures, lui donnent de plus en plus de cohérence et font qu’une Eurasie devient une réalité de plus en plus tangible sur fond de rivalités entre les plus grandes puissances mondiales. La Russie et la Chine, les deux grandes forces économiques, politiques et militaires de ce continent, ont joué et jouent encore un rôle prépondérant dans la formation d’un espace eurasiatique qui soit davantage qu’un nom.
Au cours de quatre siècles d’expansion territoriale dans les espaces steppiques et forestiers de la Sibérie, de l’Extrême-Orient et de l’Asie centrale, la Russie avait, depuis le XVIe siècle, construit un Empire continental à la dimension incontestablement eurasiatique. Sa forme la plus achevée a été l’URSS (1922-1990). Plus durable que l’Empire mongol de Gengis Khan et de ses successeurs (XIIIe-XIVe siècles), l’Empire russe a pu s’appuyer sur le peuplement d’espaces sous-peuplés, sur une langue, une religion (l’orthodoxie), un régime autocratique et l’aménagement d’infrastructures ferroviaires (Transsibérien ou Transcaspien). L’idéologie marxiste-léniniste soviétique a pris le relais, faisant progresser la russification et le développement scientifique et industriel de cet espace impérial. Un mouvement idéologique nationaliste, «l’eurasisme», s’est formé dans les années 20 au sein de la diaspora russe, après la révolution bolchevique de 1917, puis de nouveau en Russie, dans les années 90 après la dissolution de l’URSS. Il se fondait sur le fait que la Russie-URSS a été le seul Etat impérial qui ait réussi à intégrer dans une même nation des composants démographiques slaves européens chrétiens et turco-mongols asiatiques musulmans, conférant ainsi à sa société un caractère eurasiatique unique sur le continent.
Aujourd’hui, le néoeurasisme sociobiologique de Lev Gumilev, qui inspire Vladimir Poutine, exalte la supériorité de l’homme russe, valorisant le monde de la steppe et la continentalité par opposition aux puissances occidentales maritimes. L’Union économique eurasiatique, créée par Vladimir Poutine en 2011, rassemble la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Arménie dans un espace économique commun favorisant la circulation des biens et des personnes sur le modèle de l’Union européenne.
Un moyen aussi d’arrêter la progression de l’UE et d’offrir une alternative d’intégration économique aux pays de l’ex-URSS… Organisation régionale basée sur des Etats déléguant certaines de leurs prérogatives à des organes supranationaux, elle se construit comme un pôle économique et civilisationnel, cherchant à protéger son marché intérieur contre l’afflux de biens de consommation chinois. Elle s’est toutefois heurtée en 2014 au refus de l’Ukraine, de la Géorgie ou de la Moldavie d’y adhérer, ces pays ayant opté pour des accords d’association avec l’Union européenne.
Impérialisme anglais
Mais pour voir se structurer l’Eurasie, il faut surtout s’intéresser à la Chine. Depuis la fin des années 90, le pays est devenu le nouveau moteur de la croissance de l’Asie orientale et du Sud-Est, déclassant le Japon. De nouveaux corridors quadrillent l’espace continental qui s’étend du sud de la Chine à l’ensemble de la Péninsule indochinoise et de l’Archipel insulindien. Le président Xi Jinping a lancé en 2013 le projet d’une «Route de la soie du XXIe siècle», à la fois continentale et maritime. Il s’agit d’une vaste zone de coopération économique qui s’étire du Pacifique à l’Europe en passant par l’Asie centrale et le Moyen-Orient. L’Obor, «Une ceinture, une route», devenu Belt and Road Initiative (BRI), est constitué de deux parties : d’un côté des corridors, voies terrestres traversant l’Asie centrale, le Pakistan, l’Iran ou la Russie, jusqu’à l’Europe centrale et occidentale, de l’autre, une route maritime reliant par les océans la Chine à l’Asie du Sud-Est, du Sud à l’Afrique et à la Méditerranée en passant par le canal de Suez. Plus de 65 pays ont dit être prêts à y participer et des moyens financiers importants ont déjà été annoncés, fournis par un fonds de la Route de la soie constitué de capitaux uniquement chinois, ou par la nouvelle Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (BAII), à laquelle participent 56 Etats. Un tel processus d’unification des transports et communications de la masse eurasiatique n’avait pas été entrepris depuis l’époque de Gengis Khan.
La «Route de la soie maritime», ancienne «Route des épices» des marchands arabes et européens, relie des ports commerciaux ou militaires situés en Asie du Sud-Est, dans le sous-continent indien, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Méditerranée. Cette stratégie dite du «Collier de perles» est analogue à celle de l’impérialisme britannique de la fin du XIXe siècle qui avait mis en place une chaîne de ports comptoirs et de bases navales sur la route des Indes, et au-delà jusqu’à Hongkong et Shanghai. En sens inverse, la Chine s’assure l’accès à des terminaux portuaires, de Shanghai au Pirée, et installe ses premières bases navales à Djibouti (inaugurée en 2017), à Gwadar (en construction au Pakistan) et aux Seychelles. Elle a aménagé, en remblayant des hauts fonds, des bases dans les îles Spratleys en mer de Chine méridionale avec pistes d’atterrissage et ports, qui lui assurent en partie la maîtrise de cette mer de Chine méridionale à proximité des détroits de Malacca.
L’objectif est d’assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques de la Chine et des exportations de conteneurs de produits de l’industrie chinoise vers les marchés européens et africains, mais aussi d’assurer la protection de ses intérêts et de ses ressortissants à l’étranger. La Chine dispose actuellement de la seconde marine de guerre en tonnage après les Etats-Unis. Elle doit pouvoir intervenir sur les trois détroits qu’emprunte la Route maritime de la soie : Ormuz, Bab-el-Mandeb, Malacca.
Réchauffement climatique
L’espace eurasiatique existe donc bien : il est de plus en plus traversé par des axes de transports et de communications, des oléo et gazoducs, des câbles de télécommunications terrestres et sous-marins. Ses deux extrémités, les plus peuplées et les plus prospères économiquement, sont de mieux en mieux reliées par une route maritime au trafic de tankers et de porte-conteneurs de plus en plus intense, et par une route maritime du nord encore embryonnaire, mais dont le tracé a été rendu possible par le réchauffement climatique et la fonte des glaces. Face à la Chine de Xi Jinping, et à ses nouvelles Routes de la soie, l’Inde, appuyée par le Japon, essaie à son tour de lancer un projet concurrent autour de l’océan Indien : le «Corridor de la croissance Asie-Afrique», surnommé la «Route de la liberté». Cela ne devrait sans doute pas empêcher la Chine, désormais puissance à la fois continentale et maritime, d’exercer une hégémonie sur une grande partie de l’Eurasie.
Références bibliographiques : Michel Bruneau, l’Eurasie. Continent, empire, idéologie ou projet, CNRS – Editions, Paris, 2018, 360 pp. et «l’Eurasie, un impensé de la géographie : continent, empire, idéologie ou projet ? in l’Espace géographique, 2018/1 (tome 47), pp. 1-18.