La mèche qui a allumé le mouvement social en cours est en lien direct avec un équipement du quotidien : la voiture, et l’impossibilité d’en user à cause du prix exorbitant du carburant. Le gilet de protection rendu obligatoire par l’Etat s’est retourné contre lui en devenant l’étendard d’une lutte populaire. La figure de l’automobiliste est suffisamment ambivalente, plastique et universelle pour agréger des citoyens appartenant à des milieux sociaux et professionnels très différents. La cartographie du mouvement semble pourtant indiquer qu’il concerne en premier lieu les individus qui ne peuvent faire autrement que de l’utiliser pour se déplacer et qui, pour y arriver, ne sont pas en mesure de tenir financièrement sans remettre en cause leur mode de vie (petite épargne ou petits plaisirs de la vie). Donc les classes populaires et ceux ou celles que certains sociologues ont dénommés les «petits moyens».
Ce signifiant à faible charge symbolique qu’est le gilet jaune situe la protestation en dehors du monde du travail. Il ne désigne explicitement ni catégorie sociale, ni groupe professionnel, ni territoire spécifiques. A côté des craintes d’une récupération par l’extrême droite, c’est ce qui explique que les syndicats de salariés, notamment ceux habituellement les plus combatifs (CGT et Solidaires), se soient montrés indifférents, sceptiques voire parfois carrément opposés à ce mouvement. Alors que les syndicalistes se mobilisent dans les entreprises, le mouvement des gilets jaunes se déroule en dehors des usines et des lieux de travail. Les syndicalistes revendiquent des hausses de salaires, les gilets jaunes, au moins au début, des baisses de taxes. Ils organisent les salariés tandis qu’au sein des gilets jaunes, les indépendants sont nombreux. Leur arme principale demeure la grève quand ce mouvement recourt au blocage des routes.
Un mouvement hors travail?
Le jaune lui-même est un symbole négatif pour le mouvement ouvrier, la couleur des «briseurs de grève». On comprend alors que Philippe Martinez, secrétaire confédéral CGT, ait pu la veille du 17 novembre associer les gilets jaunes à une mobilisation patronale (France Inter) et par la suite leur opposer les gilets «rouges» des cégétistes. Alors, les gilets jaunes un mouvement hors travail? Un signe que l’ancrage professionnel ne serait plus une base structurante de mobilisation des classes populaires? Pas certain.
D’abord, sur les ronds points, lorsqu’ils sont interrogés, les gilets jaunes se présentent et mettent en avant leur identité professionnelle, à l’image des figures et porte-parole du mouvement le plus souvent associés à leur métier ou leur statut (intérimaire, autoentrepreneur) en même temps qu’à leur département, leur ville ou le lieu du blocage où ils se trouvent. C’est d’ailleurs ce qui a permis aux médias d’associer cette colère à celles des classes populaires et des petites classes moyennes.
Ensuite, pour nombre d’entre eux, le moteur de la révolte est associé à l’impossibilité d’utiliser leur principal outil de travail. Ainsi, pour les ouvriers et artisans du bâtiment ou des transports, les intérimaires, les aides à domicile, les infirmières libérales, l’automobile constitue l’unique moyen pour circuler de chantier en chantier, de client en client, de patient en patient. On comprend d’ailleurs pourquoi nombre de femmes appartenant à ces professions où l’on travaille souvent seule et où la mobilité est une contrainte forte sont présentes dans ce mouvement alors qu’elles sont largement absentes des syndicats. Dans certains cas, la voiture est même un accessoire central de la lutte, comme pour les chauffeurs VTC ou les ambulanciers. Frontières poreuses entre salariat et indépendance, impératif de mobilité, isolement de certaines professions et déstructuration des sociabilités professionnelles, ce mouvement hors travail dit finalement beaucoup de choses des transformations du monde du travail ces vingt dernières années.
Vêtement de travail
Enfin, plus le mouvement avance et se politise et plus les revendications liées au monde du travail émergent: évidemment l’augmentation du smic et du salaire socialisé, mais aussi la prise en compte de la pénibilité pour les départs en retraite ou la limitation des CDD. Certains syndicalistes l’ont bien perçu et se mêlent aux gilets jaunes. Mais le discours des dirigeants syndicaux reste timide et peu audible. Pourtant, le mouvement syndical n’est pas sans ressource ni légitimité pour entrer dans la danse.
Le gilet fluo c’est également un vêtement de travail. Celui des caristes, des magasiniers dans les entrepôts, des balayeurs et des éboueurs, des ouvriers et intérimaires sur les chantiers, des vendeuses et vendeurs d’IKEA, des cheminots intervenants sur les voies ferrées, de ces employées précaires qui assurent la sortie des écoles ou de certains livreurs. Jaune fluo, la couleur de ceux et celles qui, au travail, doivent être vus pour se protéger, et qui pourtant étaient devenus invisibles dans l’espace public et politique.
Pour un mouvement syndical affaibli par les défaites et rétracté sur quelques bastions, l’enjeu est bien de retisser les liens avec ces travailleurs subalternes.