EN 1980, dans les pays développés, à la création de 1 dollar de richesse correspondait 1,5 dollar de crédit, et les actifs financiers représentaient 100 fois la production de la planète. En 2007, pour 1 dollar de richesse créée, il fallait 4,50 dollars de dette, et les actifs financiers pesaient 300 fois la production mondiale. Sans parler des produits dérivés, qui représentaient les trois quarts des liquidités ! Mais voilà : onze ans plus tard, les voyants sont de nouveau à l’orange, voire au rouge, sur le tableau de bord de la finance mondiale. « Le surendettement massif des économies avancées a été un facteur essentiel dans le déclenchement de la crise financière », assure Jean-Claude Trichet, l’ancien président de la Banque centrale européenne.
De nouveaux carcans
La finance mondiale n’aurait donc pas retenu la leçon ? « Nous sommes plus que jamais dans l’économie de bulle », assure Jean-Pierre Petit, le directeur des Cahiers verts de l’économie. Pourtant, de part et d’autre de l’Atlantique, les gendarmes de la finance ne sont pas restés les bras croisés.
En Europe, les nouvelles contraintes imposées aux banques par la réglementation Bâle III et aux compagnies d’assurances par le carcan de Solvency II ont bridé la prise de risques. Sans oublier la nouvelle directive européenne Mifid II, qui vise à rendre plus transparente l’activité des marchés financiers et des sociétés de gestion. Aux États-Unis, la pièce maîtresse de l’arsenal a été la loi Dodd-Frank votée en 2010, destinée à limiter les prises de risques sur les marchés et à renforcer la responsabilité des banques dans le maintien de la stabilité financière.
Une réglementation inachevée
Ces mesures ont-elles érigé des digues assez hautes pour contenir un nouveau tsunami ? « On n’a pas été jusqu’au bout de la réglementation de la finance », s’inquiète l’ex-directeur des études de l’agence de notation Moody’s, aujourd’hui conseiller de la banque Lazard Pierre Cailleteau. Sous la pression du lobby bancaire, Donald Trump a même détricoté une partie des contraintes imposées sous Obama, notamment celles pesant sur les petites banques.
Selon la liste publiée en novembre dernier par le Conseil de stabilité financière (FSB) – une institution créée en 2009 par le G20 pour surveiller la finance -, la planète compte encore 29 banques « systémiques », dont quatre en France : BNP Paribas, BPCE, Crédit agricole, Société générale. Des établissements dont l’effondrement pourrait, à lui seul, paralyser toute la planète financière. Certes, ces géants ont, sous la pression, renforcé leurs fonds propres et réduit les risques à leurs bilans.
Entre 2007 et 2015, ils ont doublé leur capitalisation rapportée à leurs actifs financiers. « Reste que les réserves dont disposent ces plus grandes banques sont, pour nombre d’entre elles, très inférieures au niveau des pertes qu’elles ont enregistrées lors de la crise de 2008. Si une crise de même ampleur se produisait aujourd’hui, elles devraient de nouveau être renflouées », avertissent Vincent Bignon, Jézabel Couppey-Soubeyran et Laurence Scialom, auteurs d’un rapport pour le think tank Terra Nova.
Quand le FMI s’inquiète…
« Notre système bancaire européen est certes plus sûr, mais il ne l’est pas encore assez », a lancé Christine Lagarde, la patronne du Fonds monétaire international (FMI), devant un parterre de financiers un brin embarrassés réunis à la Banque de France. Le projet d’union bancaire, et notamment la mise en place d’un système de garantie des dépôts des particuliers en cas de faillite qui serait financé par les banques, et non par les contribuables, est toujours dans les limbes. L’Allemagne s’y oppose.
Mais il y a peut-être plus grave : la finance dite « de l’ombre », une nébuleuse qui rassemble toutes les entreprises offrant des services financiers sans être réglementées – comme des fonds d’investissement, des gestionnaires d’actifs, des sociétés de garantie de crédit ou d’affacturage -, a encore grossi. D’après les dernières estimations du FSB, ce « shadow banking » pesait, à la fin 2017, quelque 184 000 milliards de dollars, soit 7 % de plus qu’un an auparavant.
Ce secteur, qui a prospéré parallèlement au durcissement de la réglementation bancaire, représenterait aujourd’hui le tiers de la finance mondiale. Or, à la différence des crédits octroyés par les banques, ceux de ces institutions ne sont pas garantis par le dépôt des épargnants, mais par l’argent que leur consentent les investisseurs, avec les risques de catastrophe en chaîne que pourrait provoquer la défaillance de l’un d’entre eux.
Que se passerait-il si un de ces maillons craquait ? « Une coopération multilatérale serait encore plus nécessaire en cas de crise qu’en 2008, avertit Michala Marcussen, la directrice des études économiques de la Société générale. Sauf que la capacité des grands pays à se mobiliser ensemble, comme ce fut le cas après les sommets du G20 de Washington en 2008, de Londres et Pittsburg en 2009, est affaiblie aujourd’hui par le recul du multilatéralisme, alimenté notamment par les États-Unis. » La planète finance n’a pas fini de trembler…