Il est un peu plus de minuit à Houston, en ce 14 décembre 1972. A près de 400.000 kilomètres du Texas, Gene Cernan, les traits tirés, achève une dernière sortie de sept heures sur le sol lunaire. Le commandant d’Apollo 17 sait qu’il lui reste une toute dernière tâche à accomplir avant de remonter l’échelle métallique du module lunaire.
Engoncé dans sa combinaison spatiale, maculée de poussière, il dévoile une petite plaque fixée sur la structure du train d’atterrissage. Sur celle-ci est gravée une inscription, signée par l’équipage et par le président Nixon : « Ici, l’Homme a achevé ses premières explorations de la Lune. Que l’esprit de paix dans lequel nous sommes venus s’étende à l’ensemble de l’humanité. »
Gene Cernan est le dernier des douze hommes à avoir marché sur la Lune. Vaincu par les réductions budgétaires et le désintérêt croissant du public, le programme Apollo n’aura survécu qu’un peu plus de trois ans au premier pas de Neil Armstrong. Sur le plan politique, le bilan est formidable : la promesse formulée par John Kennedy en 1961 a été tenue, les Etats-Unis ont triomphé de l’URSS dans la course la plus difficile de l’histoire. Mais les scientifiques, eux, font grise mine.
Ce constat est loin d’être surprenant. La science n’a jamais été une priorité pour la Nasa, qui l’a surtout utilisée comme un prétexte pour justifier la poursuite des missions Apollo après la réussite de juillet 1969.
Parmi les quatorze hommes choisis pour marcher sur la Lune – Apollo 13 compris -, un seul, le géologue Harrison Schmitt (Apollo 17), pouvait se targuer d’être un scientifique de formation. L’exploration s’est elle-même limitée à l’étude de formations rocheuses près de l’équateur, sur la face visible de l’astre sélène, pour limiter les besoins en carburant. « Nous pouvons considérer la Lune comme inexplorée », dira même le géochimiste Gerald Wasserburg, le premier à avoir analysé les échantillons de sols lunaires ramenés par les équipages.
Apollo n’a-t-il alors été qu’un coup d’épée dans l’eau à 25 milliards de dollars, pour la seule gloire de battre le rival soviétique ? C’est en fait tout le contraire : les enseignements tirés du programme ont été nombreux et précieux, dans des domaines très variés.
Américains et Soviétiques ont montré que la survie dans l’espace est possible
Le plus évident concerne l’astronautique. Aux balbutiements de la course dans l’espace, ni Soviétiques ni Américains n’avaient le début d’une idée de ce qui attendait un être humain hors de l’atmosphère terrestre. Tout juste savaient-ils, depuis 1947, qu’il leur fallait concevoir des combinaisons et des capsules pressurisées, sous peine de voir les fluides corporels de leurs hommes se mettre à bouillir passé 18.000 mètres d’altitude en raison de la faible pression atmosphérique.
En moins d’une décennie, les deux nations ont prouvé que l’homme pouvait survivre dans l’espace et que l’apesanteur comme les rayons cosmiques ne présentaient aucun danger immédiat pour la santé des astronautes et cosmonautes. Les programmes lunaires ont permis la mise au point de lanceurs spatiaux fiables et de capsules permettant d’assurer la survie d’êtres humains pendant plusieurs jours. Grâce à Gemini puis Apollo, la Nasa a mis au point les techniques de rendez-vous de deux vaisseaux dans l’espace et démontré qu’il était possible de se poser sur un autre astre que la Terre. Leur réussite a ouvert la voie à l’ère des navettes spatiales américaines et des stations orbitales soviétiques, aboutissant à la station spatiale internationale, et elle alimente l’espoir de visiter d’autres astres du système solaire, à commencer par Mars.
Sur le plan scientifique, si le programme Apollo a très largement frustré les chercheurs, il leur a apporté une matière inestimable avec les 385 kilogrammes d’échantillons de sol lunaire rapportés par les astronautes. A titre de comparaison, les sondes automatiques envoyées par l’URSS entre 1970 et 1976 n’en ont rapporté qu’environ 300 grammes. Pour le géochimiste Gerald Wasserburg, qui soulignait les limites de la première exploration humaine, ces échantillons constituent les « joyaux de la couronne des missions Apollo ». La Nasa les distribue d’ailleurs avec une très grande parcimonie, arguant qu’il est nécessaire d’en conserver le plus possible pour laisser le temps au progrès scientifique de mettre au point de nouvelles méthodes d’analyse et permettre d’autres découvertes.
Des réponses sur l’origine de la Lune
Ces précieux éléments ont d’ores et déjà livré une partie des secrets de l’astre sélène. « Avant Apollo, il y avait trois scénarios pour expliquer la formation de la Lune : celui de l’astéroïde capturé, celui d’une formation simultanée avec la Terre et celui d’une rotation très rapide de notre planète ayant éjecté une partie de sa masse par force centrifuge, explique Francis Rocard, responsable du programme d’exploration du système solaire du Centre national d’études spatiales (CNES). Les échantillons ont montré qu’aucun d’entre eux n’était satisfaisant et que c’est finalement l’hypothèse d’un impact géant, jugé jusque-là comme peu crédible car très improbable, qui tient le plus la route. »
Cette collision cataclysmique entre la Terre et un corps céleste de la taille de la planète Mars, surnommé Théia, aurait eu lieu il y a 4,5 milliards d’années. Les débris projetés dans l’espace se seraient agglomérés pour former la Lune. Une hypothèse soutenue par l’étude isotopique des éléments contenus dans la roche lunaire – comme l’oxygène, le titane et le zinc – qui a montré tour à tour des similitudes et des différences avec les mêmes éléments présents sur notre planète. De quoi laisser supposer que la Lune a bel et bien été formée à partir de deux corps différents, la Terre et Théia.
Et les astronautes ne se sont pas contentés de remplir leurs poches d’échantillons de roche. Ils ont aussi laissé sur place plusieurs instruments de mesure – sismomètres, magnétomètres, gravimètres… – qui ont fonctionné plusieurs années après leur départ grâce à de petites piles nucléaires et ont révélé la structure interne de notre satellite. Les réflecteurs lasers déposés par Apollo 11, 14 et 15 sont toujours utilisés aujourd’hui pour mesurer, au centimètre près, la distance Terre-Lune et ont permis de déterminer que l’astre s’éloignait en moyenne de 3,8 centimètres par an. L’étude des cratères et des « mers » lunaires, ces gigantesques taches sombres visibles depuis la Terre, a démontré qu’ils étaient tous nés d’impacts de météorites et non d’une quelconque activité volcanique.
De l’informatique de pointe aux couches pour bébé
Mais les retombées des missions Apollo n’ont pas intéressé que les agences spatiales et les chercheurs. Les technologies de pointe développées par la Nasa ont été très vite transposées vers le grand public. L’ordinateur embarqué à bord du module de commande et du module lunaire, le premier doté de puces électroniques, conçu par une équipe du Massachusetts Institute of Technology, a très largement participé à l’essor de l’informatique. Doté d’une puissance de calcul un million de fois inférieure aux smartphones actuels les plus performants, il fonctionnait grâce à l’un des tout premiers programmes informatiques et a été l’un des éléments clefs des missions Apollo.
La médecine a elle aussi largement profité de la conquête lunaire. Les techniques mises au point pour la cartographie de l’astre ont permis d’améliorer l’imagerie médicale pour les scanners et l’IRM. Les procédés chimiques de purification des fluides du support-vie d’Apollo ont conduit à rendre plus performantes les dialyses rénales. Le système de valves gérant la quantité de carburants délivrée aux moteurs de la fusée Saturn V s’est retrouvé, quelques années plus tard, dans les mécanismes de distribution de médicaments, notamment les pompes à insuline. Les capteurs cardiaques, conçus pour suivre en temps réel la santé des astronautes, sont présents dans tous les appareils d’électrocardiographie. Et les techniques de mesure de la densité osseuse, destinés à quantifier les effets de l’apesanteur sur le corps humain, sont désormais utilisées pour le dépistage de maladies comme l’ostéoporose.
Notre quotidien est lui-même très largement pénétré par le progrès technique permis par Apollo. Des couches pour bébé, inspirées dès les années 1960 de celles mises au point pour les premiers astronautes, aux perceuses ou aspirateurs sans fil, conçus à l’origine pour travailler sur la Lune, de nombreux objets courants ont une origine spatiale insoupçonnée.