IL FAUT DIRE les choses comme elles doivent être dites. Deux mois après la rentrée des classes, le 2 septembre, la motivation a baissé de cran – pour ne pas dire qu’elle n’y est plus – chez les chefs d’établissement et les enseignants dans les écoles publiques. La raison est toute simple : les uns et les autres disent ne pas trouver leur compte dans cette mesure. Ce sentiment de morosité ambiante est renforcé par le fait que le gouvernement tarde à verser les frais de fonctionnement promis aux écoles ; la paie des enseignants non encore rémunérés, NP (Non payés) et NU (Nouvelle unités) se fait attendre, les effectifs dans les classes ont doublé, voire triplé, ainsi que par le fait que les infrastructures ne suffisent plus pour faire face à la pression de la demande croissante d’inscriptions dans les écoles publiques de l’enseignement de base.
Un détour dans quelques écoles de Kinshasa a mis à jour les premiers couacs dans l’application de la mesure de la gratuité intégrale au niveau de l’enseignement de base. Calculette et bloc-notes sur la table, crayon à la main, Jean, préfet d’une école publique conventionnée catholique, nous décrit la situation. Tenez : dans l’établissement scolaire qu’il dirige, il y a six classes de 7è année et six autres de 8è année. Dans chaque salle des cours, il y a 55 élèves, et l’effectif global pour les 7è et 8è est de 660 élèves.
Ici, les frais scolaires pour les élèves des 7è et 8è sont fixés à 300 dollars, dont les deux tiers payables avant le 15 octobre. Cela a été ainsi depuis plusieurs années. Pour les 660 élèves, les frais scolaires s’élèvent à 198 000 dollars, dont la majeure partie était déjà payée à la banque par les parents d’élèves avant la rentrée des classes. « Dans nos écoles, ce sont les élèves des 7è et 8è qui paient bien et à temps, sans doute parce qu’ils sont nouveaux. Mais avec les anciens, c’est vraiment à compte-gouttes », nous explique Jean, avec l’amertume dans le cœur.
Et on comprend pourquoi : « C’est avec cette manne que nous arrondissions les fins du mois pour les enseignants avant la mesure de la gratuité. » Comment ? « Chez nous, sur le salaire d’environ 100 dollars que l’État versait aux enseignants, l’école ajoutait 400 dollars. Maintenant avec la gratuité, l’État a quasiment doublé les salaires des enseignants, et nous sommes en difficulté pour suppléer », déclare ce préfet.
En octobre, sous la pression des parents d’élèves, sur fond de « menace et d’accusation », souligne-t-il, la direction de l’école était « obligée » de rembourser les frais déjà perçus.
Dans cette école, le mécontentement des enseignants est perceptible. Les NP devraient prendre leur mal en patience, car, dit-on, leur situation salariale va être, semble-t-il, régularisée avant les vacances de Noël, tandis que les NU devront attendre la promulgation du budget 2020. « Rien n’est si sûr », souligne l’un d’eux. Ils sont une vingtaine, les NP et les NU dans cette école.
Par solidarité, et surtout par humanisme, la direction de l’école a quand même fait un geste en leur faveur. « Mais pour combien de temps encore nous allons le faire parce que nous n’avons pas assez de moyens ? », fait remarquer Jean. Qui nous renseigne : « Chez les enseignants qui touchaient 500 dollars, et qui se voit, du coup, ramener à 200 dollars, il n’y a plus de motivation… Mettez-vous à leur place… »
La situation décrite par le préfet Jean est presque la même partout dans les écoles de Kinshasa concernée par la mesure de la gratuité de l’enseignement. Aux plaintes des chefs d’établissement et au grincement des dents des enseignants, s’ajoute l’embarras des parents d’élèves dans ce dossier. Dans les écoles, il se tient, début octobre, les assemblées générales ordinaires des parents d’élèves. Les premières difficultés rencontrées dans la mise en application de la mesure de la gratuité intégrale ont été portées à la connaissance des parents d’élèves par les chefs d’établissement et les directeurs d’école à l’occasion de ces assemblées générales ordinaires.
Preuve de bon sens
En résumé, il en ressort qu’en attendant que le gouvernement ne prenne sa responsabilité, totale et entière, il va devoir que les parents fassent preuve de bon sens, c’est-à-dire avoir la capacité de discerner clairement ce qui est évident, sans en être distrait par d’autres considérations.
En effet, le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Sans vraiment vouloir aller à l’encontre de la décision politique, les écoles demandent aux parents de faire un geste pour l’intérêt de leurs enfants. Dans certaines écoles, les élèves sont mis en contribution pour faire le plaidoyer de l’école auprès de leurs parents.
Des propositions en l’air vont dans tous les sens, mais les responsables d’écoles que nous avons interrogés, souhaitent que l’initiative vienne des parents eux-mêmes, pour ne pas être en porte-à-faux avec la décision politique. Par exemple, dans un lycée tenu par des religieuses catholiques, l’idée de voir les parents verser 100 dollars pour les classes des 7è et 8è est soutenue. Mais comment le justifier ? Un collège catholique à Limete a restitué 100 dollars aux parents d’élèves sur les frais scolaires déjà perçus…
Cependant, ce ne sont pas tous les parents d’élèves qui approuvent ces initiatives.
Ceux qui défendent la gratuité totale et entière disent : « Le vin est tiré, il faut le boire. C’est vers le gouvernement et non vers les parents que les écoles doivent diriger leurs doléances. » Beaucoup continuent à être sceptiques quant au succès de l’application de cette mesure cette année. Mais on leur rétorque qu’il fallait oser malgré les difficultés.
La gratuité de l’enseignement de base est un droit pour les enfants congolais et une obligation pour l’État consacrés par la constitution de février 2006.
Depuis deux ans déjà, l’enseignement fondamental en République démocratique du Congo a été réformé. On parle désormais d’enseignement de base qui va de la 1ère à la 8è année.
Par conséquent, c’est tout faux de parler d’école primaire (six années) et d’école secondaire ou cycle d’orientation (deux années).
Rétropédalage
Depuis le 2 septembre, beaucoup d’eau coulent sous le pont. Le président de la République a décrété la gratuité de l’enseignement de base, mais le gouvernement a prétendu ne pas avoir les moyens suffisants pour la mise en application de la gratuité intégrale. Par conséquent, la gratuité scolaire est limitée aux six premières années (ancien cycle primaire) de l’enseignement de base. À charge donc des gouverneurs de provinces de fixer les taux de frais scolaires à payer par les parents d’élèves de classes des 7è et 8è années ainsi que des élèves du secondaire (classes des 1ère à 4è années). Encore qu’il reste à savoir de quoi seront constitués ces frais à Kinshasa.
Au Nord-Kivu, par exemple, Carly Nzanzu Kasivita, le gouverneur de province, a fixé le 30 octobre les frais scolaires à payer dans les écoles publiques : pour le maternel (2 000 FC par trimestre), pour les 7è et 8è années (3 500 FC par trimestre), pour le secondaire normal et général (3 500 FC par trimestre), pour les techniques commerciale et gestion, commerciale informatique, sociale secrétariat, tourisme, hôtellerie et hôtesse d’accueil (5 000 FC par trimestre), pour la technique agricole et vétérinaire (6 000 FC par trimestre), pour les techniques industrielle, électronique, électricité, pétrochimie, aviation civile, construction, nutrition, foresterie, coupe et couture (8 000 FC par trimestre). Ce rétropédalage inquiète nombre de parents d’élèves. Ils craignent que la gratuité ne s’applique plus jamais aux classes des 7è et 8è années. « La gratuité est un argument de campagne électorale tout trouvé pour le président de la République. Mais ce rétropédalage est une tache noire, surtout il ne faut pas qu’il recule face aux difficultés », déclare un parent, visiblement partisan de Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo.
La prise en charge des enseignants par les parents d’élèves existent depuis 1990 en RDC. Au fil des ans, la pratique a fait de l’école un produit commercial comme toute marchandise. Les écoles privées se sont développées à travers le pays sous prétexte de sauver l’enseignement à cause du délaissement de l’école publique par l’État.