Les résultats de cette grande campagne de testing, commandée par le gouvernement, sont sans appel. Réalisée par une équipe de chercheurs de l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée et de Paris-Est Créteil, l’étude a été révélée par France-Inter le 8 janvier dernier. Puis publiée en ligne par les universitaires eux-mêmes, qui expliquent la manière dont ils ont conduit leurs travaux : «Entre octobre 2018 et janvier 2019, nous avons effectué un total de 8 572 tests sur 103 entreprises. Pour réaliser ces tests, nous avons envoyé 17 643 candidatures et demandes d’information».
Précisons qu’il s’agissait évidemment de candidats fictifs et que le test a porté sur de très grandes entreprises françaises, toutes membres du CAC All-tradable (indice financier de la Bourse de Paris qui regroupe les 250 sociétés cotées les plus importantes). Les candidats «de référence» portaient des prénoms et des noms «franco-français» comme Julien Legrand ou Émilie Petit, tandis que les profils «tests» étaient affublés de patronymes «maghrébins» comme Hicham Kaidi ou Jamila Benchargui.
Deux critères de discrimination et quatre méthodes de test
Intitulée «Discrimination dans le recrutement des grandes entreprises : une approche multicanal», l’étude a été menée dans le strict respect des règles scientifiques et méthodologiques. Originalité de la démarche : deux critères de discrimination couverts (origine et lieu de résidence) et combinaison de quatre méthodes de test : dépôt de candidature en réponse à une offre, demande d’information sur une offre publiée, candidature spontanée et demande spontanée d’information sur le recrutement.
Rattachés à la Fédération de Recherche CNRS n° 3435 Théorie et Évaluation des Politiques Publiques (TEPP), les auteurs de cette enquête grandeur nature évoluent dans la plus grande fédération pluridisciplinaire de recherche sur le travail et l’emploi et l’un des principaux opérateurs d’évaluation de politiques publiques en France. Elle fédère 190 chercheurs et enseignants-chercheurs, 140 doctorants, principalement économistes, sociologues, gestionnaires répartis dans 9 laboratoires de 9 universités franciliennes et de province.
Ciblage des candidats présumés d’origine maghrébine
Principal enseignement de l’étude : le ciblage des candidats présumés maghrébins. «L’exploitation des résultats de ces tests permet de mettre en évidence une discrimination significative et robuste selon le critère de l’origine, à l’encontre du candidat présumé maghrébin, dans presque tous les territoires de test».
Dans, le détail, l’étude révèle que :
– Il existe une discrimination significative à l’encontre du candidat français présumé d’origine maghrébine, quel que soit le type de test utilisé.
– Les candidats nord-africains ont près de 20 % de réponses en moins que les candidats français.
– La différence de taux de réponse entre le candidat français et le candidat nord-africain est de 3,4 points de pourcentage (presque 30 % en termes relatifs).
D’abord dans l’industrie, les biens de consommation et les services aux entreprises
Par ailleurs, selon les auteurs de l’étude, «un travail plus approfondi sur les causes de ces discriminations indique que la taille de l’entreprise et son secteur d’activité jouent un rôle déterminant». Ainsi, l’industrie, les biens de consommation et les services aux entreprises se différencient significativement des autres secteurs par une discrimination plus importante.
Les chercheurs constatent aussi un lien entre les pratiques discriminatoires et la taille de l’entreprise, mesurée en chiffres d’affaires. «La discrimination à l’égard du demandeur d’origine nord-africaine présumée est plus forte dans les entreprises les plus grandes, dont le chiffre d’affaires est supérieur à la médiane, et se concentre dans quelques secteurs d’activité. En revanche, elle varie peu d’une ville à l’autre. Bien que non significative au niveau agrégé, on constate une discrimination selon le lieu de résidence dans l’industrie et à Paris».
L’équipe d’universitaires a analysé les raisons de cette surexposition au risque de discrimination dans les entreprises les plus importantes en termes de CA. «Les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à la médiane discriminent nettement plus le demandeur nord-africain que les entreprises dont le chiffre d’affaires est inférieur à la médiane. Une interprétation est que les très grandes entreprises sont plus attractives, suscitant un nombre plus élevé de candidatures pour chaque poste, ce qui implique une plus grande sélectivité dans le recrutement et partant, une exposition au risque de discrimination plus élevée», concluent les chercheurs.
Les risques du «name and shame»
En possession des résultats détaillés de l’étude depuis plusieurs mois, le gouvernement n’a toujours pas réagi officiellement. Un silence gêné qui en dit long sur la gravité du phénomène. En novembre 2017, lors de son discours de Tourcoing sur la politique de la ville, Emmanuel Macron s’était pourtant engagé à «pénaliser les discriminations à l’embauche et à rendre publics les noms des entreprises les plus délinquantes en la matière», évoquant ainsi le recours au fameux «name and shame», une pratique anglo-saxonne qui consiste à publier les noms des entreprises contrevenantes afin de ternir leur réputation et, littéralement, les «couvrir de honte».
Dans le cas des entreprises françaises adeptes de la discrimination à l’embauche, les conséquences seraient alors à la fois judiciaires (dépôt de plaintes des victimes, des associations de lutte contre le racisme…), mais aussi économiques : appels au boycott des entreprises, de leurs marques et enseignes, désabonnements massifs, pertes de clients nationaux et de marchés étrangers, campagnes sur les réseaux sociaux…
Potentiellement, l’impact sur leur chiffre d’affaires pourrait être significatif. C’est peut-être ce qui explique l’embarras gouvernemental… Pour justifier le silence de l’Élysée et de Matignon, un ancien magistrat, haut fonctionnaire familier de ces questions, invoque plutôt «le climat social tendu depuis des mois…». Et d’ajouter : «On est déjà au bord de l’embrasement, alors ils temporisent. On n’a pas besoin d’un nouveau motif de division entre les citoyens… Ce rapport ne finira pas dans un tiroir, mais il sera abordé en temps voulu, quand les circonstances seront plus favorables». Cette mise sous le boisseau des conclusions du testing risque pourtant, elle aussi, de mettre le feu aux poudres en alimentant la polémique sur les vrais motifs de la censure gouvernementale, voire une nouvelle théorie du complot chez certains. Même le Défenseur des Droits, une autorité administrative indépendante compétente en matière de lutte contre les discriminations, ne s’est toujours pas exprimé…
Organisations patronales et réseaux d’entrepreneurs aux abonnés absents…
Plus surprenant est le silence de la plupart des organisations patronales, fédérations professionnelles, réseaux d’entrepreneurs, associations de managers et autres clubs RH… Souvent promptes à brandir l’étendard de la «diversité» dont elles louent avec une certaine condescendance les «avantages» (comme s’il s’agissait d’une ressource logistique parmi d’autres), ces structures sont étrangement muettes depuis la publication du rapport de recherche.
Professionnelles du «bien commun» ou expertes en «recrutement équitable», elles se gardent bien de dénoncer le racisme des recruteurs épinglés par cette campagne de testing. Il faut dire qu’elles apportent souvent leur caution morale à de grandes entreprises, parfois adhérentes et/ou généreuses contributrices de leur organisation. On comprend donc qu’elles soient un peu gênées aux entournures…
Un mutisme qui pourrait bien leur coûter cher en termes de crédibilité. Car il pose la question de la sincérité de leurs engagements éthiques, des valeurs de justice et de dignité humaine qu’elles prétendent incarner et servir. La non-condamnation des discriminations à l’embauche fait aussi peser le soupçon sur leur volonté réelle de lutter contre ce fléau et leur capacité à en prévenir la propagation, notamment par la formation rigoureuse de leurs membres et le refus de toute complaisance en la matière.
Finalement, tout cela ne serait-il que de la communication, un sinistre marketing de l’équité conçu sur mesure pour des questions d’image ? De simples «éléments de langage»… Comme certaines chartes d’éthique en toc et autres listes de valeurs RSE qui fleurissent sur les sites des grandes entreprises (dont certaines ont été probablement démasquées par la campagne de testing) ? Les discriminés jugeront.
Nasser Negrouche (économiste de la petite entreprise)