A la fin du mois de février, les dirigeants européens se réuniront à Bruxelles pour tenter de se mettre d’accord sur le volume et la forme du budget européen pour les sept prochaines années – une équation à 1 000 milliards d’euros.
Charles Michel, le nouveau président du Conseil, a lancé une invitation pour ce sommet spécial en précisant qu’il «commencera le 20 février» sans s’aventurer à donner une date de clôture – à Bruxelles, on ne sait jamais quand se finissent les marathons budgétaires.
Ce que l’on sait, en revanche, c’est que les discussions seront tendues. Du montant des aides aux agriculteurs à la répartition du manque à gagner après le départ des Britanniques, les sujets de discorde ne manqueront pas.
Mais la confrontation principale sera entre les pays européens les plus aisés et les moins riches du club, la plupart à l’Est, qui sont furieux de la coupe envisagée dans les fonds de cohésion (des enveloppes destinées à aider les régions les moins développées d’Europe à rattraper leur retard).
Le groupe des «amis de la cohésion» s’est réuni ce week-end pour préparer sa défense. Le club des plus riches, lui, a déjà exposé ses arguments. A la fin de l’année dernière, les Premiers ministres de quatre pays nordiques, surnommés les «Frugaux», ont envoyé une note à leurs homologues. Elle se résume en une phrase : «En tant que contributeurs nets, nous sommes prêts à payer plus à l’Union européenne, mais il y a des limites.»
La petite histoire que se racontent les gouvernements des pays les plus riches est sympathique. Ce sont des âmes charitables qui viennent au secours de leurs voisins les plus pauvres – des voisins plutôt ingrats par ailleurs, si l’on considère l’attitude de Viktor Orbán en Hongrie et de Jarosław Kaczyński en Pologne qui empochent de larges chèques européens tout en faisant campagne contre «Bruxelles».
Mais l’analyse macroéconomique nous raconte une tout autre histoire. Comme les travaux de Thomas Piketty l’ont bien montré, les transferts d’argent public des pays ouest-européens à l’Est via le budget européen ne pèsent pas lourd en comparaison avec les flux de capitaux privés résultants des profits et retours sur investissements réalisés à l’Est par les grandes entreprises ouest-européennes.
De 2010 à 2016, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie ont peut-être reçu entre 2 % et 4 % de leur PIB en fonds européens, mais la somme des capitaux privés sortant de ces pays se situe entre 4 % et presque 8 % de leur PIB sur la même période.
Contrairement aux idées reçues, donc, l’argent en Europe va principalement de l’Est à l’Ouest. Et cela se voit sur le terrain. Je suis une élue roumaine d’origine française et, comme je le répète souvent, que je sois à Bucarest ou en visite à Paris, je fais mes courses chez Carrefour ou chez Auchan.
A la maison, en Roumanie, mon opérateur téléphonique est Orange. Mon eau est fournie par Veolia, et je paye mes factures de gaz à Gaz de France (GDF) – facture que je règle grâce à la banque au coin de ma rue, la Société générale.
Mais le transfert massif des richesses de l’Est à l’Ouest prend aussi la forme d’une fuite massive des cerveaux et des travailleurs qualifiés de l’Est à l’Ouest. Prenons le secteur de la santé.
Chaque année, 10 % des docteurs formés en Roumanie sont recrutés pour aller combler les manques dans les déserts médicaux de l’Europe de l’Ouest toujours plus vieillissante. La Roumanie a déjà perdu la moitié de ses médecins entre 2009 et 2015.
Un peu après l’adhésion de la Pologne, plus de 60 % des étudiants polonais en cinquième et sixième années de médecine avaient prévu de partir travailler à l’étranger. En Bulgarie ce chiffre est monté à 90 %. La Croatie, dernière arrivée dans l’Union européenne, a déjà perdu 5 % de ses praticiens.
L’exode médical est un transfert indirect de richesse qui ne figure pas dans les tableaux Excel des négociateurs du budget européen. Et pourtant il pèse lourd dans la balance. Car ce sont les contribuables des pays de départ qui ont financé l’éducation de ces médecins.
En Roumanie, on estime que la formation complète d’un médecin coûte à l’Etat environ 100 000 euros. Les 5 000 médecins qui partent chaque année à l’Ouest représentent donc une perte d’un demi-milliard d’euros – soit plus du quart de ce que la Roumaine a reçu en moyenne chaque année en fonds de cohésion (et nous laissons ici de côté les infirmières, dentistes, ambulanciers, mais aussi chercheurs et ingénieurs).
Il est temps que les pays «contributeurs nets» réalisent que la politique de cohésion n’est pas une œuvre de charité. Non, c’est un donné pour un perdu, une forme de compensation et un moyen pour encourager une convergence économique avantageuse pour tous.Car s’il est vrai que l’argent de la cohésion bénéficie aux économies de l’Est, les retombées de la manne financière européenne se font aussi sentir à l’Ouest. Environ 80 % de ce que les Etats les plus riches investissent en fonds de cohésion leur revient sous forme de bénéfices indirects à l’export.
Les entreprises ouest-européennes profitent aussi directement des projets de cohésion à l’Est. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, la première ligne à grande vitesse traversant les pays baltes est conçue par des entreprises espagnoles, allemandes et françaises. Les premiers contrats de construction ont été attribués à une grande entreprise belge.
Quand ils se rencontreront à la fin du mois de février, nos dirigeants devraient abandonner leurs préjugés. L’idée qu’il y aurait des «perdants» et des «gagnants» du budget européen est économiquement fausse.
Elle est aussi toxique pour l’Union européenne. En 1979, Margaret Thatcher a été la première à entonner «I want my money back». Quarante ans plus tard, son pays sort de l’Union européenne après que Boris Johnson a sillonné le pays à bord d’un bus rouge sur lequel était inscrit le «coût» supposé de l’Europe pour le Royaume-Uni.
Plus dangereux encore, le détricotage de la politique de cohésion risque d’ouvrir un nouveau front de division entre l’Est et l’Ouest. Lorsque les pays de l’Est ont commencé à rejoindre la famille européenne, un pacte a été passé. Les gouvernements de l’Est ont accepté de lever les barrières commerciales pour que les entreprises de l’Ouest captent une nouvelle masse de consommateurs et se taillent la part du lion dans tous les secteurs de l’économie.
En échange, les gouvernements de l’Ouest se sont engagés à transférer des fonds et du savoir-faire à l’Est. Ainsi, l’Ouest a fait des profits et l’Est a fait des progrès. Revenir sur cette promesse, c’est prendre le risque de rompre l’équilibre du contrat social européen. Le coût politique pourrait s’avérer plus élevé que les sommes économisées lors du sommet de février.
Clotilde Armand Eurodéputée roumaine du groupe centriste pro-européen Renew Europe. Membre de la Commission des budgets du Parlement européen et ancienne dirigeante d’entreprise.