Né à la fin des années 40, Khalil Tafakji est un cartographe palestinien. Dans son livre 31° Nord, 35° Est (La Découverte), il raconte une vie passée à documenter les traces des villages palestiniens abandonnés ou démolis lors des guerres de 1948 et 1967, à scruter l’évolution de la colonisation israélienne, et à conseiller les Palestiniens chargés de mener les négociations avec Israël. Il explique à Libé comment le «plan Trump» s’articule avec les logiques territoriales qui président à l’évolution du territoire israélo-palestinien depuis la création d’Israël.
Quelle cohérence entre le «plan Trump» et la vision du territoire par les autorités israéliennes ?
On peut voir la carte de Trump comme la fusion d’un certain nombre de plans imaginés par les Israéliens. En 1967 par exemple, le ministre Yigal Allon avait projeté l’annexion d’une grande partie des terres de la vallée du Jourdain, de Jérusalem-Est et de colonies du sud-est de Bethléem. Dans les années 80, des cartes projetaient un réseau de routes, reliant les Territoires palestiniens, proche de ce qu’on voit sur l’actuelle proposition américaine. De même, la logique d’encerclement de certains cantons par les colonies israéliennes telle qu’Ariel Sharon l’a entreprise dans les années 90, ou le principe d’échange de territoires mis en place la décennie suivante par Lieberman, se trouve traduite dans cette nouvelle version. Le résultat est inacceptable : il n’y a pas de continuité entre les Territoires palestiniens, qui se trouvent encerclés par Israël. Si vous voulez quitter votre Etat, rejoindre un aéroport, vous devez passer par le contrôle d’Israël : où est la souveraineté annoncée ? Enfin, l’Etat hébreu s’assure le contrôle des ressources, principalement les terres agricoles et les aquifères. Regardez sur Google Earth : là où l’on nous promet des territoires agricoles et industriels, il y a des terres arides, rocheuses. Ils disent qu’ils vont verser 50 milliards de dollars pour le développement de l’économie. Mais le moindre faux pas sera prétexte à l’arrêt des versements.
Il y a donc, à vos yeux, une continuité de la politique israélienne ? On pense à des périodes où les discussions semblaient plus ouvertes, comme sous Yitzhak Rabin avec les négociations d’Oslo, au début des années 90.
Je pense que Rabin voulait vraiment faire la paix. En revanche, la droite israélienne a toujours considéré que les Palestiniens occupent leur terre depuis 3 000 ans et qu’il leur faut la récupérer. A ce titre, l’un des grands changements de l’histoire des relations israélo-palestiniennes est l’augmentation de la colonisation. Quand nous avons commencé les négociations d’Oslo, il y avait 105 000 colons israéliens. Aujourd’hui, on en trouve 470 000 en Cisjordanie. Cela veut dire qu’aujourd’hui, les colons posent beaucoup plus de problèmes aux Palestiniens : ils ferment les routes, interdisent l’accès aux champs, ils défrichent les arbres. On ne peut pas parler de processus de paix et enfermer 2 millions de Palestiniens dans leur territoire, comme c’est le cas à Gaza, qui est une prison à ciel ouvert : là-bas, tous les échanges sont sous contrôle de l’administration civile, c’est-à-dire d’Israël. Si les autorités ne veulent laisser entrer que des tomates, les Gazaouis devront manger des tomates. Ils n’ont pas le choix.
Comment interprétez-vous les formes actuelles de la colonisation israélienne, en lien avec la construction du mur de séparation à partir de 2002 ?
Si vous regardez la carte du tracé de ce mur, vous voyez qu’il zigzague entre les colonies. L’argument généralement invoqué, tant pour justifier les colonies que le mur qui zigzague autour de chacune d’elles, est la sécurité. On entend parler de la nécessité de protéger les environs de Tel-Aviv. En réalité, les buts sont différents : contrôler les ressources en eau, l’aéroport, les villes… et s’assurer le contrôle de territoires aussi vastes que possible avec la population palestinienne la moins importante possible. Car l’Etat hébreu est confronté à un problème démographique que l’on voit bien ressortir dans le cas de Jérusalem : selon des chercheurs israéliens, en 2040, les Palestiniens à l’intérieur de Jérusalem représenteront 55 % de la population. Cela signifie que la capitale d’Israël ne sera plus juive. La construction du mur à Jérusalem avait pour objectif d’isoler quelque 120 000 Palestiniens, en les plaçant hors des limites de la ville… la résistance palestinienne a permis de contraindre Israël à limiter ses ambitions en la matière à 70 % de juifs dans la population totale de Jérusalem. Il reste que la situation est extrêmement difficile pour celles et ceux qui vivent entre la Ligne verte (la frontière israélo-jordanienne de 1949) et le mur : les franchissements étant difficiles, ils se trouvent séparés des terres qu’ils cultivent, de leur travail, de leurs familles, des juifs avec lesquels ils commercent. Ils relèvent aussi d’un régime administratif spécifique, qui les contraint à renouveler des permis sans lesquels leurs titres de propriété sont menacés. Ni sous le contrôle d’Israël ni sous celui de l’administration civile ou de l’Autorité palestinienne, ils n’ont pas de statut, et donc pas d’assurance médicale ni de papiers. Beaucoup finissent par quitter la zone.
Les autorités prévoient l’extension de la métropole de Jérusalem vers l’est. N’est-ce pas pour eux un risque d’inclure plus de Palestiniens à la ville ?
Non, car il n’y a pas de Palestiniens dans cette zone. Il y a 2 000 à 3 000 Bédouins. En 2018, Israël a voulu détruire leur hameau de Khan al-Ahmar, mais plusieurs Etats, européens notamment, s’y sont opposés. Pour développer la capitale, les Israéliens veulent construire un grand aéroport, des chemins de fer, des hôtels, jusqu’à la vallée du Jourdain. La ville devrait ainsi passer de 1,2 % à 10 % de la superficie de la Cisjordanie, pour atteindre un peuplement juif à 88 %. Aujourd’hui, Donald Trump évoque clairement le passage de Jérusalem- Est sous contrôle israélien, et la construction d’une nouvelle capitale palestinienne ailleurs. Cette extension de la ville coupera la Cisjordanie en deux. Si vous voulez aller du nord au sud, vous êtes bloqué.
Comment envisagez-vous l’avenir, côté palestinien ?
Nous avons d’abord besoin d’une stratégie. Les Israéliens n’ont pas commencé à bâtir leur Etat en 1948. Ils ont construit les premières colonies dans les années 1850. Ils ont commencé un siècle avant. Du côté palestinien, nous devons nous projeter dans le futur de la même façon. Nous devons nous concentrer sur la terre. Il faut aller vers la vallée du Jourdain, construire de nouvelles installations dans ces terres inoccupées. C’est une guerre, vous gagnez ou vous perdez, vous pouvez aussi être blessé. Mais à la fin, vous pouvez gagner.
Thibaut Sardier