COMME chaque année, la Banque mondiale a publié le 12 juillet ses données sur la richesse mondiale. Mesuré par le Produit intérieur brut (PIB), à prix courant, le nouveau classement des économies les plus puissantes d’Afrique montre que globalement, les pays africains dotés de ressources naturelles (pétrole, mines, etc.) sont les mieux positionnés. : Nigeria (448,12 milliards de dollars), Afrique du Sud (351,43 milliards de dollars), Égypte (303,15 milliards de dollars), Algérie (169, 68 milliards de dollars), Maroc (118,72 milliards de dollars), Éthiopie (96,11 milliards de dollars), Kenya (95,31 milliards de dollars), Angola (94,63 milliards de dollars), Ghana (66,98 milliards de dollars) et Tanzanie (63,18 milliards de dollars).
Pourtant, la République démocratique du Congo qui regorge d’immenses ressources naturelles ne figure pas sur cette liste. Pire, aucun pays francophone ne se trouve dans ce top ten. À l’analyse, cette photographie du dynamisme de l’activité économique en Afrique est en même temps une interpellation pour l’Afrique francophone et révélatrice de l’importance du rôle du secteur privé dans ces pays dans leur quête de l’émergence économique, estiment des observateurs avisés.
Opposition des cultures
L’historien des mentalités Vincent Batouala, du centre de recherche multidisciplinaire Alter de Kinshasa, distingue « une véritable opposition des cultures (latino-germanique Vs anglo-saxonne) ». Ce mythe qui veut que les uns soient plus portés vers l’« idéalisme », cette disposition d’esprit qui ne prend pas en compte la réalité pour régler sa pensée ou son action, tandis que les autres vers le « pragmatisme », cette attitude de ceux qui voient dans l’action, l’expérience, la pratique le criterium de la vérité.
D’après lui, « ce mythe a été revigoré par le système éducatif. Et l’on voit l’évolution sur ce point, au cours du siècle passé. » Le modèle éducatif dans la culture latino-germanique est fondé sur l’employabilité, c’est-à-dire « la formation mène à l’emploi », alors que dans la culture anglo-saxonne, l’accent dans l’enseignement est mis sur l’entrepreneuriat, c’est-à-dire « la formation aide à créer, développer et implanter des entreprises commerciales ».
Abdoulaye Wade, l’ancien président du Sénégal, se souvient souvent d’une anecdote : « Quand j’étais professeur d’économie, les étudiants venaient me demander à la fin de leur maîtrise : ‘Qu’allons-nous faire maintenant ?’ Et je leur disais : ‘Maintenant, vous allez vous débrouillez, c’est-à-dire vous devez avoir des initiatives, vous devez créer des sociétés. »
Et d’ajouter : « Il ne faut pas que les gens qui ont des diplômes croient que par là-même ils ont droit à une place dans la Fonction publique. C’est une erreur ! » En fait, souligne-t-il, c’est dans l’éducation des jeunes d’aujourd’hui qu’on peut voir ce que sera l’avenir. Maintenant qu’il n’y a plus d’alternative au capitalisme qui est désormais partout dans le monde, même en Chine et en Russie, Abdoulaye Wade invite les jeunes à se battre, en connaissance des règles du capitalisme, à se battre courageusement contre les monopoles, les oligopoles, etc. Aujourd’hui, les pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Kenya, le Ghana, etc., nous montrent que la clé de l’émergence économique, c’est l’entrepreneuriat. Dans ces pays, il est prouvé que la clé, c’est les petites et moyennes entreprises (PME). Au Nigeria, par exemple, les jeunes millionnaires se comptent à la pelle. Que faire alors pour inverser la tendance dans l’espace francophone de l’Afrique ?
Culture entrepreneuriale
Nombre d’observateurs pensent que le premier défi à relever, c’est celui du changement du paradigme de la formation classique. Le deuxième défi, c’est celui du mentorat (mentoring ou coaching). Par exemple, il n’y a plus de modèles de self-made men devenus capitaines d’industrie pour les jeunes en RDC. Le troisième défi, il est politique : « il faut rompre avec le discours politique qui consiste à parler des entrepreneurs sans vraiment parler avec les entrepreneurs », vitupère le politologue et sociologue Jean Marie Kidinda.
D’après lui, l’entrepreneuriat présuppose fondamentalement trois choses : « une organisation de la structure (société), la réalisation d’une activité génératrice de revenu et la prise de risque ». Vu sous cet angle, explique-t-il, l’entrepreneuriat est une culture qu’il faut désormais inculquer aux jeunes. Et la culture, c’est l’éducation, l’enseignement. « La culture entrepreneuriale, c’est former les jeunes à être des porteurs de projets, des créateurs d’emplois, des preneurs de risques à la manière de guerrier… », insiste le professeur Kidinda. N’est-ce pas que l’ancien président sénégalais Wade disait : « Dis-moi quelle jeunesse tu as, je te dirai quel peuple tu seras » ?
Aujourd’hui, estime Ludovic Malonga, jeune entrepreneur congo-brazzavillois, il faut changer la donne : « L’école ou l’université doit désormais former des créateurs d’emplois dans tous les secteurs de l’économie : primaire, secondaire, tertiaire et quartenaire ou l’économie numérique. » L’économie numérique est encore inexistante dans beaucoup de pays africains, notamment en RDC. « Pourtant, c’est l’économie du futur, c’est-à-dire d’aujourd’hui et de demain ! », râle Ludovic Malonga. « Dans le monde, les entreprises qui sont restées dynamiques et florissantes pendant cette période de la pandémie de coronavirus, ce sont les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) », fait-il remarquer.
L’État interpellé
Donc, certains pays, comme la RDC, doivent faire le leapfrog (saute-mouton), entendu en économie comme le fait de transformer son handicap en atout, c’est-à-dire faire un saut qualitatif vers le développement en brûlant les étapes. Tenez : le taux de pénétration du numérique en RDC est encore trop faible, soit -5 %, alors que la moyenne africaine se situe actuellement autour de 51 %. Il va de soi que les autorités du pays doivent tout faire pour que les jeunes se familiarisent avec le numérique, car le siècle présent est celui du numérique, après celui de la révolution industrielle (le fordisme) dans le monde.
Cet exemple, parmi tant d’autres, montre que le secteur privé est malade en RDC, sinon il n’est pas compris. L’entrepreneur congolais n’est pas considéré dans son propre pays. « Le sentiment général est que l’État parle de l’entrepreneur sans parler avec les acteurs du terrain que sont les entrepreneurs », se plaint un patron à Kinshasa. « Un entrepreneur n’est pas que porteur de projet, il établit, il a une stratégie économique, commerciale, technique et sociale. C’est celui qui est sur le terrain avec une vision d’innovation », poursuit-il.
Un autre confie : « Quand l’entrepreneur local n’est pas écouté, on ne créera jamais la valeur ou la richesse. Aujourd’hui, on se plaint de la dépréciation du franc congolais par rapport au dollar américain, mais on oublie que la monnaie a pour socle les biens et services qui sont fournis par les entreprises. » Les chefs d’entreprise nationaux que nous rencontrons, disent, tous, la même chose sur la problématique de l’entrepreneuriat en RDC : tant qu’il n’y aura pas de volonté politique et le sentiment de donner la chance aux fils du pays pour évoluer dans les affaires, rien ne marchera.
En effet, le constat est que l’économie du pays est entre les mains des entrepreneurs étrangers, dans tous les domaines : les banques, le commerce, l’alimentaire, le BTP, l’industrie, les télécoms, etc. sont dominés par les étrangers. « Le problème est à la fois politique, structurel, technique. Il faut des réformes qui rapprochent la formation de l’entreprise si l’on veut relancer l’économie, sinon on formera davantage de chômeurs dans le pays. Il faut que les banques deviennent les alliés des entrepreneurs locaux. Il faut que les entreprises publiques aient pour principales clients et/ou fournisseurs les PME du pays. Il faut que les assurances travaillent avec les PME… », martèle un chef d’entreprise dans le BTP.
Mais il faut aussi s’inspirer des autres expériences venues d’ailleurs. Au Nigeria, par exemple, le président Olusegun Obasanjo avait mené une politique d’identification des entrepreneurs actifs à qui on a donné des marchés publics pour leur essor. Aujourd’hui, la plupart sont devenus des archi-millionnaires : Dangote, Elumelu, etc.