BRANLE-BAS de combat à Marignane le 4 avril dernier : un Embraer Legacy 600 en provenance de Farnborough, un aéroport de la banlieue londonienne réservé aux vols privés, est bloqué sur le tarmac par la police aux frontières française. À son bord, un milliardaire croate et un businessman allemand accompagnés d’amis français venus se confiner sur la French Riviera en pleine pandémie de Covid-19. Pas convaincue par le motif de voyages d’affaires invoqué par les jet-setters, la police refusera leur débarquement. Et, après quatre heures de discussions musclées, renverra le jet et ses occupants à son point de départ.
L’histoire, alimentée par les sources policières locales, fera le tour des médias jusqu’en Grande-Bretagne où une autre explication, moins bling-bling, circule pourtant : selon l’entourage du courtier britannique PrivateFly auprès duquel ce vol a été réservé, ce déplacement couvrait en réalité une mission de renseignement franco-allemande, avec des passagers détenant des passeports diplomatiques, qu’auraient fait capoter les policiers marseillais, trop zélés. Difficile à vérifier, cette version à la James Bond ne serait pas inhabituelle, à en croire un ancien membre de la DGSI, habitué « à avoir recours aux compagnies d’aviation privées lorsque les missions ne sont pas trop sensibles », révèle-t-il à Challenges, sans pour autant avoir eu vent de cette affaire.
Privilèges de milliardaires, missions secrètes, péchés mignons des hommes politiques : les jets privés, signe de richesse ultime, sont au cœur de tous les fantasmes. À la fin 2019, c’était la fuite rocambolesque de Carlos Ghosn, l’ancien patron de Renault, du Japon au Liban en passant par la Turquie à bord de deux avions d’affaires, qui avait défrayé la chronique. Pas étonnant que, au cœur de la pandémie de Covid-19, alors que la planète est clouée au sol, ces biréacteurs sans frontières reviennent dans les radars.
Réservations record en mars
Aux États-Unis, la compagnie Southern Jet en a même fait son slogan : « Évitez d’attraper le Covid, volez privé. » D’ailleurs, les compagnies et les loueurs de jets sont unanimes : mars a été un record de réservations, juste avant le durcissement des mesures de confinement un peu partout en Europe.
« Nous avons eu beaucoup de demandes de rapatriement pour les familles de nos clients. Des Chinois qui sont rentrés en Angleterre, ou ce businessman hollandais qui est parti se confiner avec femmes et enfants en Afrique du Sud », raconte Adam Twidell, fondateur et PDG de PrivateFly. L’activité du broker a ainsi bondi de 160 % en un mois, avant de plonger les deux suivants.
Depuis juin, les affaires reprennent. « Les propriétaires de villas et de yachts en Europe du Sud ont hâte de retourner dans leur villégiature, observe le patron britannique, dont les réservations s’emballent pour aller à Split en Croatie ou à Mykonos, en Grèce. À la différence des États-Unis, la grande majorité des utilisateurs de jets privés en Europe s’en servent pour leurs loisirs. »
Désormais, les sociétés spécialisées dans la location de jet à l’heure de vol espèrent bien attirer une nouvelle clientèle. « Celle qui voyage habituellement en première classe ou en classe affaires sur les compagnies de lignes classiques et qui hésite à reprendre l’avion pour des raisons sanitaires et préfère éviter les gros aéroports », explique Bruno Mazurkiewicz, directeur de l’aéroport Paris-Le Bourget, principale plateforme pour l’aviation d’affaires en France où le business tarde à repartir.
Il faudra tout de même débourser de 1 000 à 10 000 euros pour une heure de vol en fonction de la taille de l’appareil, de la durée de vol et du nombre de personnes prévues à bord…
Une option plus abordable que l’achat d’un jet privé, réservé aux happy few et luxe le plus ultra. Outre le prix de l’appareil – entre 3 et 90 millions d’euros -, il faut compter le coût de la maintenance et des réparations qui peut alourdir la facture de 700 000 à 4 millions d’euros par an. Bref, à moins de 400 heures de vols mieux vaut louer, disent tous les professionnels du secteur. Si certains tombent dans la démesure – le Boeing 747 du prince saoudien Al-Walid avec un trône intégré, ou le 737 de l’oligarque russe Roman Abramovitch, évalué à 245 millions d’euros – beaucoup de jets privés sont ceux d’hommes d’affaires qui préfèrent rester discrètement à l’abri du jet bashing typiquement français.
« Un déplacement épique »
Parmi les propriétaires se retrouve, bien sûr, une partie du CAC 40, dont Bernard Arnault ou Martin Bouygues. Des figures du vin, comme Bernard Magrez et son Falcon 50 ou de discrets hommes d’affaires. Leurs avions sont souvent immatriculés hors de France, les deux jets de JC Decaux au Luxembourg, celui de Marc Simoncini (ex-Meetic) au Royaume-Uni. L’avion fétiche de cette hyperélite est le Gulfstream G650ER (45 millions d’euros), celui d’Elon Musk (Space X) et de Jeff Bezos (Amazon).
Même si le Bombardier Global 7 500 tient aussi la corde. « Une vraie perle », lâche ce pilote parti chercher en avril au Canada le nouvel appareil de son patron, un riche entrepreneur parisien dont il taira évidemment le nom. Un déplacement épique où il a fallu décrocher une pile d’autorisations pour éviter d’être soumis à la quatorzaine au Canada, à Malte, où il fallait immatriculer l’appareil, puis revenir en France. « On fait normalement tout cela en trois jours, là cela risquait de prendre plus de quarante jours », raconte-t-il.
Une attente irréaliste pour ces hommes pressés, habitués à partir à l’autre bout de la planète, sans entraves et quand bon leur semble.