L’UNE DES premières possibilités repose sur les stocks stratégiques. Il est nécessaire de séparer les stocks utiles aux besoins régaliens des États de ceux des entreprises. Les réserves régaliennes doivent avoir des règles d’entrée et de sortie claires, leur composition doit évoluer dans le temps en fonction des fondamentaux des marchés ; bâtis pour le long terme, ils sont fragiles, car ils ont le devoir de naviguer à vue en anticipant un environnement de marché où règne la spéculation.
La Chine, les États-Unis, la Corée, la France, le Japon et d’autres pays disposent de stocks stratégiques de diverses matières énergétiques, métalliques ou agricoles. Ces stocks de l’État ne peuvent être mutualisés avec ceux du secteur privé. Une telle gestion a été improvisée en France au cours des années 1990, et elle s’est soldée par la vente de platinoïdes au marché international à contretemps de la première vague de forte consommation de platine et palladium dans les catalyseurs automobiles par les constructeurs nationaux. A contrario, cette construction de stocks fonctionne mieux en Asie.
La mine urbaine
Côté entreprise, les stocks doivent être guidés par leurs conseils d’administration. Ces derniers doivent donc disposer des compétences nécessaires pour les manipuler. Une autre option est l’utilisation de sociétés de négoce pour gérer les stocks des filières industrielles, et rien n’illustre mieux cette partie que l’observation du rôle des sogo-shosha japonaises au profit de Japan Inc.
Le deuxième moyen de répondre à l’augmentation de la demande est situé en aval de la consommation. Les métaux font plusieurs fois le tour du monde entre le lieu d’extraction, d’affinage, d’industrialisation, de consommation, puis ils recommencent ce chemin après le recyclage.
La boucle classique de la mine urbaine débute par une démarche du consommateur qui apporte aux collecteurs ses appareils usagés, elle se termine par la séparation des métaux entre eux. Toutefois cette filière est insuffisante pour répondre à la demande pour au moins trois raisons. Pour autant que la matière à recycler soit disponible dans 10 ou 20 ans lorsque les produits actuels arriveront en fin de vie, le recyclage interviendra avec retard par rapport aux besoins immédiats.
Deuxièmement, la principale caractéristique de certaines mines est d’être un gisement polymétallique : plusieurs métaux sont contenus dans le minerai, par exemple les 18 substances extraites de la mine de Norilsk Nickel en Russie ; il y a en général un métal majeur et des métaux mineurs. C’est parfois un exploit de la chimie moderne de les séparer.
De son côté, le recyclage exploite la mine urbaine ; c’est un gisement que l’on peut caractériser par un superlatif de méga-polymétallique à faible teneur. Le nombre de métaux mélangés les uns aux autres est supérieur à ce que l’on retrouve dans la nature et ces alliages n’ont absolument rien de naturel. La chimie arrivera d’autant moins à les séparer que, troisièmement, grâce à l’écoconception les quantités par unité à recycler sont de plus en plus faibles et c’est pourquoi les coûts de recyclage deviennent non économiques.
Ce n’est pas la même chose de recycler le cerclage d’une roue de carrosse il y a trois cents ans pour en faire un nouveau cerclage d’une nouvelle roue de carrosse, que de recycler le plastique, les métaux et toutes autres matières d’un téléphone portable, d’une carte électronique, d’un pot catalytique, d’un disque dur d’ordinateur… toutefois, et contrairement aux infox, les métaux contenus dans les batteries sont connus et recyclable sans difficulté.
En outre, marque d’un progrès constant des idées, une nouvelle phase du recyclage consiste à ne plus traiter des alliages usagés, mais au contraire à brûler des étapes en réutilisant directement des déchets d’alliages propres en provenance de la filière grand public, plutôt que de raffiner chaque métal individuellement.
Révolutionner les critères
Le troisième moyen de répondre à la demande est l’augmentation de la production. Les États-Unis connaissent mieux la composition minérale de la surface de la lune que la présence dans leurs propres sous-sols de matières premières utiles aux véhicules électriques. Des gisements de lithium ou de cobalt existent aux États-Unis, tout comme pour les lanthanides. Bien que nous soyons également ignorants de la valeur de notre sous-sol en France, nous utiliserions facilement l’argument contradictoire de maîtriser la production du métal, pour dominer la filière industrielle en aval. C’est pourquoi sécuriser l’approvisionnement passera par augmenter l’exploration et la production nationale en révolutionnant nos critères environnementaux, sociétaux, et de gouvernance.
Cette nouvelle donne permettra d’une part d’évaluer l’impact écologique des projets miniers, puis d’autre part de n’exploiter que les métaux stratégiques et critiques utiles aux politiques régaliennes et aux industries du futur, et donc d’endiguer la production d’autres métaux.
Cette nouvelle grille de lecture sera pertinente pour décider objectivement de l’intérêt ou non d’une mine de tungstène en Ariège, d’une mine de lithium dans le Massif central, d’une mine d’or en Guyane, ou d’une mine de lanthanides dans le Colorado, le Wyoming ou en Alaska.
Quand nous évoquons le Grand Jeu des matières premières, j’accepte que l’on dise que nous avons eu des guerres pour les hydrocarbures, car la lutte pour le pétrole et le gaz a parfois pris des tournures militaires, comme ce fut le cas lors des guerres du Golfe ou très récemment les jeux d’espionnage sur le sol européen pour le gaz russe ou le gaz américain.
Les États n’ont pas investi avec la même intensité dans un Grand Jeu pour le cuivre, le nickel, l’aluminium, le zinc, le lithium, le cobalt, l’indium, le platine, le palladium ou le rhodium. Au cours des 50 dernières années, ces métaux n’ont pas été des enjeux justifiant des invasions militaires. Par conséquent, parler de « guerres des métaux » est une mystification lorsque l’on parallélise avec les hydrocarbures et que l’on vérifie les faits de ces marchés.
Cependant, grâce à la révélation de la pandémie de Covid-19, l’intégrité territoriale et la protection des populations ne peuvent plus être considérées comme les deux seules souverainetés à défendre. Nous reconnaissons enfin que les États doivent être souverains en matière d’économie, de finance, de cyber, d’alimentation, d’investissement, de biologie, de culture et aussi de ressources naturelles…
Pour comprendre ce monde de souverainetés dans les matières premières, nous avons évoqué par notre grille de lecture la notion de solidarités stratégiques : des trajectoires énergétiques, minérales, agricoles, culturelles, industrielles, économiques, numériques, environnementales, militaires à très long terme que les différents gouvernements qui se succèdent à la tête d’un pays ne touchent pas, car elles façonnent la relation particulière entre la population et sa conception de sa propre nation. Ceci explique pourquoi certains débats énergétiques, agricoles ou minéraux s’enflamment si rapidement.
Solidarités stratégiques
Ces solidarités stratégiques différencient les États les uns des autres parce qu’elles définissent leurs dépendances, leur indépendance et leurs interdépendances en matière de sécurité, de ressources naturelles, de développement économique, de santé, de modèles économiques, etc. Elles sont mises en œuvre à travers la doctrine des matières premières, c’est-à-dire : disposer du pétrole, du gaz naturel, du charbon, des métaux et des produits minéraux et agricoles pour les transformer par l’industrialisation.
Par exemple : lorsque la France décide de diminuer sa production d’électricité nucléaire, elle affecte sa doctrine énergétique, cela devrait avoir des répercussions sur sa doctrine sur l’uranium, et cela aura des répercussions sur sa solidarité stratégique liée au prix de l’électricité pour la population et l’industrie. De même, en Allemagne, avec l’abandon progressif prévu du lignite et du charbon pour atteindre 80 % de la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables d’ici à 2050.
Ce double évènement modifiera les doctrines relatives aux ressources naturelles et initiera, d’une part, une dépendance vis-à-vis du stockage de l’électricité et des métaux concernés, et, d’autre part, de la future consommation de gaz, avec un conflit déjà présent entre la Russie et les États-Unis pour l’approvisionnement de l’Europe en gaz naturel. Des conséquences politiques avec des résurgences de nationalismes ou de populismes inspirés par l’économie sont également déjà là. De même, lorsque l’Europe s’engage dans un Green New Deal, ou bien lorsque Joe Biden prévoit de dépenser 2 trillions de dollars dans un plan d’infrastructures vertes, ils touchent aussi aux doctrines des pays de l’Union et de celle des États-Unis en matière de ressources naturelles, et donc au besoin de nouvelles ressources.
Pour être honnête, je dois encore comprendre comment le nouveau Green New Deal européen, qui est la nouvelle doctrine énergétique européenne, ou celui de Joe Biden, affecteront la souveraineté européenne et étatsunienne, comment elles nous affecteront puisque cette transformation fait basculer notre dépendance aux hydrocarbures vers une dépendance aux métaux. La question n’est pas de savoir si nous devons remplacer une matière première (le pétrole) par un métal (le cuivre) mais plutôt comment pouvons-nous assurer une transition énergétique valable sans une Doctrine minérale européenne ou étatsunienne consistant en des stratégies de force sur nos sous-sols ou des stratégies d’influence sur les sous-sols des pays riches de ressources ?
Les questions de l’heure
Rien n’est plus favorable au populisme qu’une promesse démocratique non tenue. De plus, il me semble que le danger n’est pas une pénurie de ressources minérales, il y en aura pour nos besoins, mais d’autres questions plus importantes se posent quant au calendrier, au prix et aux normes Environnement-Social-Gouvernance (ESG). En effet, outre l’évolution chinoise en cours, la géopolitique des ressources naturelles du XXIe siècle sera sous l’influence d’infox à propos de deux grands axes.
Premièrement, avec l’urbanisation de l’Inde, Dehli sera le grand consommateur de notre siècle. Deuxième axe propice à un nouveau Grand jeu des ressources naturelles du XXIe siècle, l’autoconsommation des pays producteurs. À l’image du consommateur saoudien dont il était prévu qu’il consommera plus de la moitié du pétrole produit par son pays, la formule « Quand le consommateur africain se réveillera, la Chine tremblera » exprime que les pays africains, andins ou d’Asie du Sud-Est consommeront plus de leurs propres ressources naturelles.
En conséquence, l’Europe doit concentrer sa réflexion dans deux directions : trouver une nouvelle profondeur géologique stratégique, et ce pivot géopolitique des ressources naturelles est très probablement celui d’une coopération avec la Russie. L’avenir nous dira si les récents réchauffements des relations entre Paris et Moscou en sont des prémices.
Deuxième point parallèle, le lien entre géopolitique des métaux et critères ESG entourant l’exploitation des ressources naturelles doit se révolutionner et éliminer ses scories liées à sa propre financiarisation. L’ESG doit donc standardiser ses critères non financiers, par exemple décider d’exploiter une mine en fonction de l’utilité réelle du métal produit, de la consommation d’eau pour l’extraire, ou bien des populations déplacées pour laisser la place aux mineurs, c’est-à-dire d’une certaine manière régler les bonnes pratiques techniques d’exploitation protectrices de l’environnement et de toutes les parties prenantes.
La pertinence de l’ESG
La pertinence de ces normes est parfois impénétrable aux sciences de la métrologie lorsqu’il s’agit de mesurer des exigences en matière d’environnement, de droits de l’homme, de droits sociaux, des communautés, de territoire ou de gouvernance. L’ESG est en quelque sorte une littérature qui cherche sa place au milieu des chiffres de l’ingénieur. Toutefois, le pays qui maîtrise de sérieux atouts dans ce domaine des sciences sociales (philosophie, anthropologie, sociologie… etc.), n’a-t-il pas de sérieux avantages si ses entreprises sont imprégnées de cette culture nationale ?
Une RSE française, avec ses critères ESG tricolores, sera différente d’une RSE américaine, japonaise, russe ou chinoise. Laquelle sera la meilleure ? L’autre intérêt de l’outil est sa capacité supérieure à décrypter les canulars, contre-vérités, calomnies, fausses nouvelles et autres infox. C’est un antidote, car il peut les analyser, les expliquer et les démentir. Face à une société équipée d’une bonne RSE, le mensonge devient une chose incertaine.
L’objectif de ce long article en sept parties était d’indiquer qu’un État sans recherche de souverainetés n’est pas équipé pour le long terme par des solidarités stratégiques, elles-mêmes mettant en œuvre des Doctrines énergétiques, minérales ou agricoles nationales. De la même manière qu’une armée sauvegarde des souverainetés et des solidarités stratégiques, elle ne peut pas opérer sans une doctrine et une stratégie, il nous sera difficile de nous mouvoir dans les ressources naturelles sans un plan. C’est pourquoi, si nous voulons entrer, la France ou l’Europe, dans le Grand Jeu des métaux pour nous assurer une souveraineté en matière de ces ressources naturelles, nous devons d’abord observer le terrain, éliminer les infox, puis développer nos propres doctrines énergétiques et minérales.