La polémique autour de l’ensauvagement enfle suite aux propos du ministre de l’Intérieur. Elle a au moins le mérite de mettre en évidence l’absence d’unité de la majorité tout en rappelant les orientations idéologiques de certains de ses membres. Il faut se rappeler que depuis plusieurs années, l’expression a été largement reprise par l’extrême droite. Dans la bouche de Marine Le Pen comme dans celle de Gérald Darmanin, elle se retrouve encastrée dans une rhétorique sécuritaire. Au sauvage s’oppose le civilisé, dont il y a fort à parier qu’il soit un homme, blanc et hétérosexuel… Pourtant, ce type de dualisme pose en réalité plus de problèmes qu’il n’offre de solution. A défaut d’une explication virile «d’homme à homme», ce texte propose une brève mise au point théorique qui entend réhabiliter le terme à partir de l’idée de démocratie sauvage.
Car la signification du mot «ensauvagement» ne se réduit pas à ce qui a été dit ces dernières semaines. Un détour étymologique s’impose. «Sauvage» vient du latin silvaticus, la forêt, d’où la définition du dictionnaire Littré : est sauvage celui «qui se plaît à vivre seul, qui évite la fréquentation du monde». Il est plus généralement admis que le terme introduit une coupure entre humanité et animalité. On mesure alors combien la notion d’ensauvagement pose problème puisqu’elle revient à tracer une frontière à l’intérieur de l’humanité. Est réputé sauvage celui qui est déchu de son statut de citoyen, qui cède à la bestialité et qu’il faudrait donc réprimer. Or cet usage instrumental et galvaudé repose sur un présupposé biaisé et inopérant.
Dévoiement sécuritaire de l’ensauvagement
C’est une des tâches des sciences sociales de déminer les grandes oppositions : nature et culture, sauvage et civilisé, ordre et désordre… Qui peut décider du grand partage entre nature et culture sans céder au biais ethnocentriste (1) ? Ne persiste-il pas inéluctablement une forme de sauvagerie dans toute civilisation si le mot renvoie à l’usage de la force, qu’il soit protestataire ou légal ? Quel ordre peut se targuer d’éliminer le désordre quand on sait que même les totalitarismes du XXe siècle n’ont pas pu empêcher la formation de poches de résistance qui ont fini par les renverser ?
Il n’y a donc aucune raison de laisser aux professionnels de la politique le soin de définir (et d’imposer !) les termes du débat dans la mesure où, n’en déplaise au Premier ministre Jean Castex, les mots influencent les actions et on devine aisément dans quelle direction pointe le dévoiement sécuritaire de l’ensauvagement. Faut-il pour autant l’abandonner ? Il est possible de répondre par la négative à condition d’extirper la thématique de tout dualisme, de désamorcer l’opposition «sauvage-civilisé». On trouve pareille proposition sous la plume du philosophe Claude Lefort avec le concept de démocratie sauvage.
En dépit de ses rares apparitions (on en dénombre que six chez son auteur), la démocratie sauvage suscite un certain engouement dans la sphère universitaire qui contraste avec ses (més)usages politiques. Les publications, références et colloques en témoignent (2). De quoi s’agit-il ? L’adjectif «sauvage» vient rappeler que la démocratie ne se réduit pas au gouvernement représentatif et qu’elle n’est pas que l’affaire des gouvernants mais aussi celle des gouvernés, en particulier lorsqu’ils font leur entrée sur la scène de l’histoire collective.
Phénomènes protestataires contemporains
Rien ne garantit en effet que les institutions de la représentation démocratique, partis, syndicats et associations compris, suffisent à canaliser la division sociale.
Autrement dit, Lefort avance la thèse selon laquelle la démocratie se compose de deux versants indissociables : la face domestiquée et routinière qui entre en tension avec le versant sauvage comme un fleuve entre en tumultes et sort soudainement de son lit. Les deux se nouent l’une à l’autre de la même manière qu’ordre et désordre se fondent l’un dans l’autre (3). A la fois régime et forme de vie sociale, la démocratie s’ensauvage au fil des protestations, des soulèvements, des micro-résistances qui creusent le sillon d’une politique d’égaliberté pour reprendre la belle formule d’Etienne Balibar. Ces politiques qui cherchent à égaliser les droits individuels et libertés collectives sans faire primer les uns au détriment des autres comme c’est souvent le cas avec le droit de propriété (quand il écrase, par exemple, le droit au travail ou au logement) ou la sécurité comme première et dernière des libertés. Ses principaux protagonistes ne sont pas seulement les opprimés mais aussi les exclus des classes moyennes et populaires lorsqu’ils se mobilisent de leur propre chef pour prendre part à la vie de la cité.
Parler d’ensauvagement de la démocratie revient par conséquent à décrire ces phases d’extension du conflit suffisamment puissantes pour faire vaciller les digues de l’ordre établi. A la place des connotations péjoratives et xénophobes, le terme d’ensauvagement peut donc être investi d’un pouvoir de définition et de description qui permet de saisir la complexité des phénomènes protestataires contemporains. Il présente alors l’avantage de poser la question politique en tenant compte du désordre sans l’angéliser pour autant. Qu’elle porte un gilet jaune ou un gilet noir (4), la sauvagerie ne doit pas être confondue avec ce qui se dit ordre mais n’est souvent que l’autre visage de la barbarie.
(1) Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
(2) En particulier Chollet Antoine, «L’énigme de la démocratie sauvage», Esprit, 2019/1 (Janvier-Février), p. 136 – 146.
(3) Lefort Claude, Le travail de l’oeuvre, Gallimard, 1986 (1972), p. 724 :«L’ordre n’est pas institué à partir d’une rupture avec le désordre ; il se fond avec un désordre continu.»
(4) Pour reprendre le slogan «Gilet jaune, gilet noir !» en référence au mouvement des sans-papiers dits des «Gilets noirs».