La récente décision du groupe Carrefour de recourir massivement au chômage partiel (90 000 sur 110 000 salariés en France) à la suite de la fermeture de ses rayons dits non essentiels par le gouvernement remet sur le devant de la scène la question de la responsabilité sociale des entreprises. En effet, le choix de faire porter par la collectivité ce manque à gagner tranche avec le fait que les entreprises de la grande distribution sont globalement les grandes gagnantes de la crise du Covid. A titre d’exemple, au premier semestre 2020, Carrefour affiche une hausse de 13,4 % de son résultat opérationnel courant avant amortissements. Ainsi, alors que l’on aurait légitimement pu attendre du groupe Carrefour qu’il participe à l’effort de solidarité national face à cette crise sanitaire, force est de constater qu’il préfère se tourner vers la course au profit privé. Ce sens singulier de la responsabilité sociale ne s’exprime par ailleurs pas simplement à l’échelle nationale. En effet, la crise du Covid présente des conséquences désastreuses pour les millions de travailleurs qui se trouvaient déjà dans une position de fragilité et vulnérabilité.
Main-d’œuvre cachée
Selon une étude récente publiée par l’Organisation internationale du Travail (OIT), la crise vient compromettre le respect des droits fondamentaux humains au travail tels que le non-recours au travail des enfants ou au travail forcé, l’interdiction des discriminations ou encore la liberté syndicale en raison du renforcement grave de la vulnérabilité socio-économique qu’elle engendre. Le rapport «Nouveaux fronts» publié en 2016 par la Confédération syndicale internationale révèle l’existence d’«une main-d’œuvre cachée» de 116 millions de personnes, précaires et sous-payées, au sein des chaînes d’approvisionnement de 50 multinationales (comme Carrefour, Nestlé, McDonald’s, Samsung, Apple), dont 3 300 000 pour le seul groupe Carrefour.
Les groupes internationaux sont pourtant de plus en plus nombreux à entamer volontairement un processus de dialogue social international avec des Fédérations syndicales internationales (FSI) à travers la signature d’Accords-cadres internationaux (ACIs). Ces accords visent à garantir a minima le respect des droits fondamentaux au travail partout où l’entreprise est implantée.
Des motivations relativement floues
En 2016, Planet Labor avait comptabilisé dans le monde près de 317 ACIs signés par 170 groupes internationaux. Aujourd’hui, nombreux sont les groupes «français» s’engageant dans la mise en œuvre de tels outils. Les motivations sous-jacentes à ces pratiques restent toutefois relativement floues. Si certaines études universitaires soulignent que la signature d’ACIs peut résulter de la volonté des entreprises de bénéficier d’un effet d’image positif, d’autres apparaissent plus nuancées et stipulent que du fait du rôle actif joué par les FSI, les ACIs s’inscriraient davantage dans une démarche de construction d’une relation de coopération avec les syndicats.
Pour éclaircir le sujet, nous avons récemment mené une étude (1) sur la communication externe émanant de six entreprises françaises signataires d’ACIs (comme Danone, Carrefour ou Total). La signature de ces ACIs s’avère de manière surprenante relativement peu mise en avant au sein des communications des entreprises alors que ces dernières ne manquent habituellement pas de promouvoir leurs bonnes pratiques RSE pour se faire bien voir quitte à avoir des discours en décalage avec leurs pratiques. Les entretiens réalisés dans le cadre de cette étude nous permettent d’expliquer cette inhabituelle discrétion de la part des entreprises.
Si la crainte que l’accord ne soit perçu que comme une seule opération d’image est évoquée, c’est surtout la visibilité accrue de l’accord induit par sa promotion qui inquiète car le moindre faux pas sur le plan sociétal peut s’avérer dommageable pour l’entreprise. En effet, l’étude montre que, paradoxalement, les engagements contractuels avec les FSI semblent moins contraignants pour les entreprises (dans les faits, les FSI n’ont pas suffisamment de moyens pour contrôler l’application des accords) que la communication publique qui, elle, pourrait amener des organisations plus puissantes (comme Greenpeace ou Oxfam) à vouloir vérifier la réalité de terrain. Autrement dit, «les mots engagent» et les signatures d’ACIs ne sont pas toujours suivies d’effets. Ceci s’explique notamment par l’insuffisance des moyens alloués par les entreprises au contrôle et au suivi des accords. Ainsi, la signature des ACIs est loin d’empêcher la survenue de scandales.
Un niveau de contrôle faible
A titre d’exemple, malgré l’ACI signé par le groupe Carrefour dès 2001, le journal britannique The Guardian a révélé en 2014 qu’une société d’élevage de crevettes vendues par l’enseigne Carrefour employait des esclaves birmans. Si Carrefour a décidé de ne plus faire appel à ce fournisseur, les audits préalables de la société n’avaient semble-t-il pas détecté de problème, signe des faiblesses existantes au niveau du contrôle de la mise en œuvre des accords.
En outre, la sensibilité des points abordés dans les ACIs, comme la liberté syndicale ou l’égalité femmes-hommes, peut entrer en contradiction avec le droit en vigueur sur le plan national ou avec la culture des pays concernés. Dans ces cas-là, les entreprises préfèrent généralement appliquer de manière partielle les ACIs plutôt que de se tourner vers des partenaires en phase avec les valeurs portées par les accords.
Aussi, si les ACIs peuvent constituer un outil pour inciter les grands groupes à agir au niveau de leur chaîne d’approvisionnement, ils ne sont toutefois pas suffisants. Il est aujourd’hui temps que les entreprises revoient leur stratégie d’exploitation des êtres humains et de captation des ressources naturelles pour participer à la construction d’un monde dans lequel les logiques économiques ne priment pas sur le respect des droits des travailleurs et de l’environnement.
(1) Nègre, E., Verdier, M.-A. (2020). Communication externe sur les Accords-Cadres Internationaux: entre coopération, légitimité et nouvelles tensions sociales. Management International, à paraître.