Ancien journaliste d’origine congolaise, Jean Arthur Malu-Malu s’irrite des clichés sur l’Afrique qui ressortent en pleine crise d’Ebola. Et il estime qu’on occulte le rôle d’acteurs africains dans cette crise, comme Jacques Muyembe, virologue pionnier dans la lutte contre le virus.
On en parle partout. Parfois à tort et à travers. Il fait la une des journaux à intervalles réguliers depuis des mois. Il fait parfois jeu égal avec des poids lourds politiques sur les réseaux sociaux. N’empêche, le virus Ebola cristallise les fantasmes et les clichés les plus abjects sur l’Afrique. Et réveille chez certains des peurs diffuses dues en partie à l’épais mystère qui l’enveloppe. Car tout compte fait, à ce jour, plusieurs questions restent sans réponses autour de cet insidieux micro-organisme que le grand public connaît assez mal et qui, selon les Cassandre, pourrait radicalement changer la donne démographique de la planète, après avoir emporté des millions de vies humaines, spécialement dans des États fragiles.
Sur plusieurs sites internet, on peut prendre la mesure des appréhensions – amplement justifiées au demeurant – de nombreuses personnes inquiètes, face à l’épidémie qui affecte gravement trois pays d’Afrique de l’Ouest. Si le Nigeria a réussi à lutter à bras-le-corps contre ce dangereux virus et à le vaincre, il en va autrement pour la Guinée, la Sierra Leone et le Liberia, les pays les plus empêtrés dans cette immense crise sanitaire. Mais si on se limite à la lecture d’articles de médias mainstream qui, consciemment ou inconsciemment, ont une propension à jeter un regard empreint de dédain sur l’Afrique, on ne peut qu’être frappé d’incompréhension et choqué, d’autant que les réactions d’une (grande?) partie des lecteurs sont à l’avenant. Il suffit qu’un cas soit signalé aux États-Unis, en Espagne ou encore en France… Ça y est! La machine s’emballe automatiquement, le débat sur la virulence de ce virus refait surface. Et on se demande, encore une fois, si les dispositifs en place permettront d’éviter une contamination à grande échelle en Occident. En Afrique, par contre, le lourd bilan global de cette épidémie, revu régulièrement à la hausse par l’Organisation mondiale de la santé, ne donne lieu qu’à quelques entrefilets, quand il n’est pas carrément passé sous silence.
Il suffit qu’une initiative soit annoncée par un dirigeant occidental pour que cela fasse un grand titre ou un long article. Il suffit que Barack Obama annonce l’envoi de milliers de soldats américains au Liberia pour y construire des centres d’accueil pour les personnes infectées, pour déclencher le branle-bas de combat dans les salles de rédaction. Ainsi le monde est-il immédiatement informé de tout le bien que l’Occident fait pour les pauvres Africains.
Certes, la réaction molle et tardive de l’Union africaine a été nettement en deçà des espérances. Mais sait-on qu’avec leurs faibles moyens, des États africains n’ont pas attendu l’organisation panafricaine et la «communauté internationale» pour porter assistance aux pays les plus touchés? A-t-on suffisamment souligné que dans ces pays, il existe aussi un personnel médical dévoué qui, au péril de sa vie, soigne les malades? D’ailleurs, parmi les victimes figurent un nombre non négligeable de médecins et d’autres professionnels de la santé.
Sait-on que des pays africains ont envoyé des chercheurs en Afrique de l’Ouest pour un partage d’expériences qui pourrait se révéler bénéfique pour les pays les plus affectés? Sait-on que la République démocratique du Congo est actuellement en train de former quelque 300 volontaires (médecins, infirmiers, psychologues, sociologues, etc.) qui seront déployés dans ces pays pour tenter d’apporter leur expertise en vue de freiner l’épidémie? Sait-on que l’Ethiopie et le Nigeria envisagent d’en faire autant? Non, on jette un voile pudique sur toutes ces initiatives louables. Il semble que ce qui sied à l’Afrique ne peut être que négatif. Et le tableau doit être noirci en permanence. Ainsi en ont décrété des prescripteurs médiatiques tout-puissants. A-t-on suffisamment insisté sur le fait que le virus fait des apparitions épisodiques en Afrique centrale, mais qu’il a toujours été maîtrisé et terrassé? A-t-on relevé qu’un pays comme la République démocratique du Congo, qui dispose d’un système de santé désarticulé, se singularise cependant par sa solide connaissance de cette effrayante pathologie? Ce virus s’est manifesté pour la première fois sur le sol congolais (et dans le monde) il y a 38 ans. C’était à Yambuku, une bourgade de la province de l’Équateur, à une centaine de kilomètres de la rivière Ebola qui a donné son nom à ce tueur sournois, dans le Nord-Ouest de ce pays grand comme plus de quatre fois la France. En tout et pour tout, la RDC a connu sept flambées de fièvre hémorragique et à chaque fois elle les a enrayées grâce aux efforts de ses propres médecins soutenus, par moments, par leurs confrères venus des États-Unis, du Canada, d’Europe, ou de pays africains.
A l’heure qu’il est, la RDC est en butte à une épidémie d’Ebola qui endeuille Djera, un minuscule bourg situé dans sa partie Nord-Ouest, où sont décédés une quarantaine de malades sur la soixantaine répertoriée. Néanmoins, depuis le 4 octobre, aucun nouveau cas n’a été enregistré. Le pays est ainsi en passe d’être officiellement déclaré Ebola-free, à l’instar du Nigeria. Combien de lignes ce succès majeur suscitera-t-il dans les «grands journaux» de la planète ? Qui a entendu parler de Jacques Muyembe? Cet éminent virologue congolais appartient au cercle très restreint des spécialistes qui connaissent cette maladie sur le bout des doigts. Mais son nom n’apparaît presque nulle part et les nombreux articles de presse publiés ici et là en font rarement mention. Le Dr Muyembe, professeur à l’Université de Kinshasa et directeur général de l’Institut national de recherche biomédicale de la RDC, était le tout premier médecin à se rendre à Yambuku, le foyer de la première épidémie d’Ebola. A l’époque, il menait déjà son combat quasiment à mains nues, avec les moyens du bord, sans chercher à médiatiser à l’excès son dévouement à cette noble cause. Depuis, il a été de toutes les «guerres» contre ce terrible virus. En 1995, lorsque le virus est apparu à Kikwit, à quelque 530 kilomètres à l’Ouest de Kinshasa, il était encore aux avant-postes. Et il avait sauvé des vies en traitant des malades avec du sang de convalescents. Cette technique, quoique pratiquée sur un échantillonnage limité, s’est révélée payante, avec un taux de réussite de plus de 90%. Mais là encore, c’est quasiment passé inaperçu. Pour avoir couvert cette crise pour le compte de l’agence Reuters à l’époque, j’ai pu personnellement constater que là-bas, il y avait vraisemblablement plus de reporters que de malades d’Ebola. Comme on le voit, la fascination morbide de la presse internationale pour les virus de ce type ne date pas d’aujourd’hui. Au point qu’elle peut même en perdre le sens de la mesure, se lancer tête baissée dans une couverture hystérique et ainsi tomber lourdement dans le piège de la caricature facile. Né en 1942 et diplômé de l’Université Lovanium (actuellement Université de Kinshasa) en 1969, Muyembe, qui a achevé sa spécialisation à Louvain en 1973, n’est donc pas un «bleu» dans l’univers des chercheurs. Il a notamment effectué des travaux à l’Institut Pasteur de Dakar et au Center For Disease Control à Atlanta, aux États-Unis. Pour annihiler Ebola, son approche est communautaire, car, répète-t-il, c’est avant tout une « maladie socio-culturelle ». En gros, la lutte contre Ebola passe par une campagne d’explication auprès des populations rétives aux traitements, l’implication de leaders d’opinion et l’isolement des malades. C’est de cette manière-là que la RDC parvient toujours à rompre la chaîne de transmission. Ces méthodes, frappées au coin du bon sens, peuvent servir ailleurs. Pour peu que les médias s’en fassent l’écho. Mais attention… chut! Il ne faudrait pas le répéter fort: c’est un spécialiste africain qui les a mises au point.
Source : Le Temps, quotidien de Genève (Suisse).