Historien et homme politique burkinabè, il nous a quittés il y a huit ans. Ceux qui l’ont connu gardent de lui l’image d’une personnalité entièrement dévouée au destin du continent. Fils de la tradition et de la modernité, il a utilisé ces deux armes pour combattre l’ignorance et les préjugés de ceux qui ne voyaient en l’Afrique qu’un immense vide. La fierté et la dignité ont guidé ses pas.
Mon premier contact avec Joseph Ki-Zerbo remonte à 2003. Cette année-là, le poète martiniquais Aimé Césaire fêtait ses 90 ans. J’étais à Paris. Une amie éditrice malienne, Kadiatou Konaré, décida que l’Afrique allait célébrer l’anniversaire du dernier survivant du concept de négritude à Bamako, au Mali. Et elle me chargea, pour le compte de sa maison d’édition, de coordonner la publication d’un ouvrage collectif d’hommage à Césaire.
J’établis une liste sur laquelle je repris les noms de certaines personnalités du monde littéraire, théâtral, cinématographique, intellectuel africain et caribéen. Mon choix se porta notamment sur Joseph Ki-Zerbo, que je n’avais jamais rencontré. Pourquoi lui aussi ? Je m’étais dit que, de la même manière que les chantres de la négritude, il était un pionnier, dans sa spécialité, l’histoire. Je retins aussi le nom d’une figure emblématique de la littérature sénégalaise, Cheikh Hamidou Kane, l’auteur de L’Aventure ambiguë.
Ayant réussi à obtenir le numéro de téléphone de Ki-Zerbo, je l’appelai à Ouagadougou. Sa voix était faible. Avec une certaine anxiété, je lui expliquai l’objet de ma démarche. Il accepta sans hésiter en précisant, toutefois, qu’il lui fallait un peu plus de temps pour la rédaction de sa contribution au livre à cause, surtout, de ses activités politiques. Il était, à 81 ans, chef de parti et député à l’Assemblée nationale burkinabè !
Un jour de septembre 2003, je reçus enfin son texte dactylographié par fax. Je le lus avec beaucoup d’émotion en me disant que Ki-Zerbo s’était donné beaucoup de peine pour satisfaire ma demande. Une phrase avait retenu mon attention dans son regard sur Césaire. Il avait écrit : « Nous l’avions d’emblée identifié comme l’un des nôtres, comme marqué de scarifications claniques au plus intime de la conscience ; mais aussi à la manière dont il poussait « le grand cri nègre» jailli de la forêt des masques.
Prince des lettres, maître du cogito cartésien et de la dialectique, il l’était aussi de la maïeutique magicienne du verbe qui introduit au haut savoir, depuis les scribes et les officiants des temples de Thèbes et de Memphis.» C’était beau, dans la mesure où Ki-Zerbo m’apparaissait à la fois comme un initié, qui manie à bon escient le verbe ancestral, et un dompteur de la culture universelle. C’est peu dire que j’étais fier d’avoir recouru à lui.
Au début de l’année 2005, alors que l’ouvrage d’hommage à Césaire était déjà paru en 2004, aux éditions Cauris de mon amie Kadiatou Konaré, je me suis retrouvé à Ouagadougou. Il était pour moi important d’aller saluer Joseph Ki-Zerbo et le remercier de vive voix pour son brillant apport à mon ouvrage. Et également lui annoncer une bonne nouvelle : un projet de biographie. Après m’être renseigné pour savoir où il habitait, je l’ai appelé pour un rendez-vous.
Un après-midi, dans l’étouffante chaleur sahélienne de la capitale du Burkina-Faso, j’arrivai chez lui. Il était mince, élancé. Malgré sa fatigue très visible, il était toujours entreprenant, avec un esprit inlassablement vif, une mémoire fidèle. L’accueil fut chaleureux. Je lui dis alors que je comptais écrire un livre sur son parcours. Sans hésitation, il me donna son accord. Je me rappelle qu’il envoya quelqu’un m’acheter de la bière pour me rafraîchir.
De temps à autre, il quittait le salon pour aller rejoindre les membres de son parti dans une salle à côté. Ce jour-là, Ki-Zerbo et ses hommes préparaient le prochain congrès de leur mouvement, le Parti pour la démocratie et le progrès-Parti socialiste (PDP-PS). Il se préparait à passer la main et il le fit quelques semaines plus tard. En juin 2006, il abandonna son siège de député. Avant de passer l’arme à gauche le 4 décembre, à Ouagadougou, à l’âge de 84 ans.
Né le 21 juin 1922, à Toma, à environ 200 km de Ouagadougou, à l’époque où le Burkina Faso s’appelait Haute-Volta, Joseph Ki-Zerbo a été formé aux petits séminaires de Pabré et de Faladié. Après le baccalauréat, qu’il passe en candidat libre à Bamako, au Soudan français, il obtient une bourse d’études qui lui permet, en 1949, de se rendre en métropole. À Paris, il s’inscrit à la Sorbonne pour étudier l’histoire, de 1949 à 1953.
Il fréquentera aussi l’Institut d’études politiques de Paris, de 1953 à 1955. En 1956, il est le premier ressortissant d’Afrique subsaharienne à devenir agrégé d’histoire, un titre obtenu à la Sorbonne. C’est le début d’une carrière d’enseignant à Orléans, ensuite à Paris.
Mais le jeune Voltaïque est impatient de rentrer en Afrique. Et il choisit Dakar, la capitale de l’Afrique occidentale française, où il débarque en 1957. Lorsque, un an plus tard, la Guinée d’Ahmed Sékou Touré, après avoir dit non au référendum organisé par le général Charles de Gaulle sur le statut des colonies françaises et choisi l’indépendance, est de ceux qui volent au secours du leader guinéen qui se retrouve sans cadres, les Français ayant décidé de quitter le pays.
Ki-Zerbo va enseigner à Conakry après avoir fondé le Mouvement de libération nationale (MLN), un parti de gauche et anticolonialiste. Après la Guinée, il rentre à Ouagadougou. Il sera, notamment, directeur général de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports de 1963 à 1967 ; professeur à l’université de Ouagadougou de 1968 à 1973 ; secrétaire général du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (CAMES) de 1967 à 1979 ; président du Centre d’études pour le développement africain (CEDA) de 1980 à 1996 ; président du Centre de recherches pour le développement endogène (CRDE) de 1986 à 1992 et chercheur à l’Institut fondamental de l’Afrique noire (IFAN) de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar au cours de la même période ; président de l’Association des historiens africains de 1975 à 2005…
On retiendra surtout de Ki-Zerbo qu’il est l’auteur, en 1972, d’un précieux livre intitulé Histoire de l’Afrique noire, des origines à nos jours, qui tord le cou à tous les préjugés sur le passé du continent. Et également apporté une contribution remarquable à la rédaction de l’ouvrage en plusieurs tomes Histoire générale de l’Afrique publié par l’Organisation des Nations unies pour éducation, la science et la culture (Unesco). Sur le plan politique, Joseph Ki-Zerbo fut toujours un opposant, qualifié par certains de radical. Ce qui n’était pas sans risques.
C’est ainsi que, sous le régime de Thomas Sankara, il fut condamné par un « tribunal populaire révolutionnaire » et dut vivre plusieurs années en exil, particulièrement au Sénégal, avant de rentrer en 1992. Sous Blaise Compaoré, il faisait partie du Collectif contre l’impunité qui avait été créé après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo fin 1998. À ce titre et malgré son âge, Joseph Ki-Zerbo participait à toutes les marches et rencontres.
Sa renommée avait franchi les frontières du Burkina Faso. En témoignent toutes les marques de reconnaissance venues de part le monde comme le Right Livelihood Award, le Nobel alternatif, obtenu en 1997 ; le Prix Kadhafi des droits de l’homme et des peuples (2000) ; le Prix RFI Témoin du monde (2003)… Préoccupé par l’avenir du continent, il a exprimé sa vision dans un livre d’entretiens avec Rene Holenstein paru en 2003 et intitulé À quand l’Afrique ? (éditions de l’Aube). Joseph Ki-Zerbo avait coutume de dire, en dioula : « Na lara,an sara ». Traduction : « Si nous dormons, nous sommes morts ». Un appel à la vigilance de tous les instants pour que l’Afrique reste debout.