Depuis que les deux principales minoteries du pays se sont lancées dans la panification et la distribution à grande échelle, les boulangeries artisanales triment et continuent de disparaître les unes après les autres. Et crient à la concurrence déloyale.
Les chiffres sont édifiants : en une décennie, plus de 1000 petites et moyennes boulangeries ont disparu du paysage kinois. Avec elles, quelque 20 000 emplois directs et indirects. André Kasongo, le président de l’Association des boulangers artisanaux du Congo (ABAC) ne cache pas son inquiétude face à ce cataclysme. Selon lui, la cause de ces fermetures est à rechercher dans le diktat et la concurrence déloyale imposés par les deux grandes minoteries du pays, la Minoterie de Matadi (Midema) et la Minoterie du Congo ( Minocongo), qui sont devenues fabricantes de pain à un niveau industriel et distributrices de ce produit, au mépris de la loi congolaise qui interdit aux grossistes d’être en même temps détaillants. À travers leurs différentes boulangeries, les deux minoteries ont la mainmise sur tout le circuit du pain, en commençant par production de la farine de froment, la panification, en passant par la commercialisation, la distribution et le transport.
Mais qui se cache derrière cette nébuleuse ? Il y a d’abord l’homme d’affaires libanais Sattar Abdoul Achour. Il est actionnaire dans la Midema, copropriétaire de la boulangerie et pâtisserie Pain d’or, propriétaire de la société de transport Trans Benz qui assure la distribution de sa production. Du côté de Minocongo, on trouve un autre Libanais, le principal actionnaire, Mohamed Saley. Copropriétaire de la boulangerie Pain Victoire, il est également à la tête d’une entreprise de transport et de distribution. À elles deux, ces boulangeries consomment 20 000 sacs de farine par jour. Ce sont les premiers gros investissements dans la panification industrielle en Afrique centrale, affirme Armel Mbadu, spécialiste de la filière.
En 2006, suite aux multiples plaintes des minoteries locales qui menaçaient de fermer à cause d’une importation massive de farine de froment à bas prix, l’État décida d’accorder le monopole de la fabrication de cette matière première à la Midema et à Minocongo. Grâce à l’importante demande locale, les deux poids lourds, qui étaient au bord de la faillite, purent renouveler leur outil de travail. La production de farine passa de 300 à 1000 tonnes par jour. Juste ce qu’il fallait pour satisfaire les besoins de la capitale, ainsi que ceux des provinces du Bandundu, de l’Équateur et des deux Kasaï, tandis que les provinces de l’Est, du Nord-Est et du Sud continuaient à être approvisionnées par les pays voisins. Depuis, les deux minoteries sont devenues les seules sources d’approvisionnement des boulangers congolais, à l’exception de l’Usine de panification de Kinshasa (UPAK), également appelée Mama Poto. L’administration, consciente du niveau de la demande journalière en farine de froment (2000 sacs) et craignant que l’UPAK n’en consomme la totalité, lui accorda une dérogation. C’est pourquoi l’UPAK est, à ce jour, la seule boulangerie kinoise autorisée à importer de la farine de froment. Pour André Kasongo, la mesure gouvernementale était judicieuse car elle a permis, dans une certaine mesure à l’industrie locale du pain de fonctionner et de sauver quelque 10 000 emplois directs et indirects.
Farine subventionnée
« La farine importée d’Europe, et souvent subventionnée, est vendue à des prix qui ne tiennent pas compte des réalités de la production locale », indique cet économiste de formation qui a mené toute sa carrière dans la boulangerie. Il constate que le problème vient du fait que le gouvernement n’a pas réussi à maintenir le prix du sac dans les proportions de 2006. Au lieu de cela, il a laissé le prix s’envoler, passant de 25 à 34 dollars le sac aujourd’hui (soit 35 % d’augmentation), alors que le prix du pain (200 francs pour 130 grammes) n’a pas évolué. La conséquence logique d’un tel immobilisme, poursuit André Kasongo, est la baisse progressive des revenus des petits boulangers, qui ne sont plus en mesure de supporter les coûts de production. En dix ans, plus de 1000 boulangeries sur les 2500 répertoriées à Kinshasa par l’Association des boulangers artisanaux du Congo ont fait faillite. Celles qui résistent encore ont du mal à s’en sortir.
Amertume croissante
Éric Kongolo, qui tient une boulangerie dans la commune de Ngaba, ne cache pas son désespoir quant à l’avenir de son entreprise en déclin depuis 2006. « Avant 2006 », confie-t-il, « ma boulangerie pouvait absorber 50 sacs par jour. La marge de progression était telle qu’une banque locale n’avait pas hésité à m’accorder un crédit afin de moderniser mon équipement. Aujourd’hui, je ne suis plus crédible auprès de cette banque, je n’arrive pas à respecter l’échéancier parce que mes revenus sont en chute libre. » Conséquence : il a dû hypothéquer sa maison.
La suprématie des « grands »
Les grosses « écuries » du secteur ont réussi à écraser la concurrence parce qu’elles utilisent de gros moyens, en plus d’un marketing et des avantages accordés aux distributeurs agréés. Pain Victoire consomme 7000 sacs de farine par jour ; Pain d’or 12000 et Mama Poto 2000. Pour beaucoup d’opérateurs économiques de la filière, cette position est illégale, car les « majors » contrôlent toute la chaîne : minoteries, boulangeries, distribution… Ils inondent Kinshasa et ses environs immédiats de leurs produits. Beaucoup de localités et villes du Bas-Congo et du Bandundu ont des dépôts relais Pain Victoire ou Pain d’or, ou encore UPAK. Ce pain, apparemment de bonne qualité, qui vient de la capitale contribue au déclin des boulangeries artisanales locales, de plus en plus rares. Depuis quelques années, la corporation des petits boulangers ne cesse de sensibiliser les autorités et l’opinion sur la nécessité de respecter les règles du jeu selon lesquelles on ne doit pas être au four et au moulin. Mais, quand on regarde les choses de près, l’on se rend compte que la réalité est tellement cruelle que leur combat semble perdu d’avance. Le monopole des grandes entreprises du secteur va encore durer longtemps.
Jusqu’à une époque récente, la panification était l’œuvre de l’industrie et de l’artisanat. Outre les grandes unités de panification connues, tous les quartiers de la capitale avaient des boulangeries de proximité. Tout cela n’est plus qu’un souvenir, depuis que la fabrication industrielle du pain et des groupes puissants se sont imposés sur le marché. « Face aux besoins et aux exigences du marché, seules les plus grandes unités survivront », constate le boulanger Michel Kimini. Selon lui, les grandes boulangeries de demain devront être en mesure d’allier technicité (c’est-à-dire l’automatisation complète et l’industrialisation), diversité et performance commerciale. La boulangerie Pain Victoire l’a compris très vite lorsqu’elle a décidé, en 2009, de construire une grosse usine dans la commune de Lingwala, sur une superficie de 1000 mètres carrés. Tout est automatisé : pesée, fermentation, malaxage, cuisson. La production journalière est de 350 tonnes de pain, c’est-à-dire l’équivalent de 1, 5 million de baguettes de 110 grammes chacune. L’investissement a coûté plus de 20 millions de dollars.
Vient ensuite Pain d’or, propriétaire de la Société africaine de développement industrielle, elle-même fruit de l’association entre le Groupe Achour et l’américain Seabord dans la Minoterie de Matadi. Ils avaient racheté, dans la foulée, la célèbre usine de panification Quo-Vadis, tombée en faillite en 2001. Avec un investissement de 72 millions de dollars pour New Pain d’or est la plus grosse usine entièrement automatisée d’Afrique, avec une consommation de 12 000 sacs par jour, soit 2,5 millions de baguettes. Les deux leaders sont immédiatement talonnés par l’Usine de panification industrielle de Kinshasa (UPAK). Pionnier dans la panification industrielle, surpassée par ses rivales en importance et en capital, malgré le rachat de l’ancienne Boulangerie kinoise de transformation de farines (BKTF), qui a ramené sa consommation de 1500 à 2500 sacs par jour. Les autres boulangeries sont de taille moyenne. Les boulangeries artisanales utilisent le bois de chauffe comme source d’énergie, mais il est de plus en cher et rare. Faute de compétitivité et de marketing approprié, leur survie est problématique.