Face au manque d’infrastructures, les Kinois, et les Congol ais en général, n’arrivent pas à mener une vie normale. Traverser un petit cours d’eau pour aller d’un point à un autre n’est pas aisé. Aider à le faire est devenu un gagne-pain.
Jamaïque. Pour les profanes, il s’agit tout simplement de l’île natale du chanteur de reggae Bob Marley, disparu en 1981. Erreur. Jamaïque, c’est aussi le nom d’un quartier populaire de la commune de Kintambo. Sa particularité ? Aucune. Sauf qu’il est situé non loin d’un ruisselet boueux et sale, abusivement appelé rivière, le Makelele, qui le sépare de la commune de Bandalungwa. Traverser ce cours d’eau est une véritable épreuve : il n’y a pas de pont. Et ceux qui vont d’une commune à l’autre n’ont aucune envie d’enfoncer leurs pieds dans la fange. Des malins l’ont vite compris. Et pour échapper à l’oisiveté, ils se sont transformés en passeurs.
Quartier Jamaïque, 5h30. Pendant que Kinshasa sort d’un assoupissement qui n’aura duré que quelques heures, Papy Nkusu, la quarantaine révolue, élancé et bien bâti, la chevelure en désordre, une cigarette au bec, sort de chez lui et se dirige vers son « lieu de travail ». Juste à quelques mètres de son domicile. « Je me livre à cet exercice depuis 2001. Je n’ai aucun diplôme », confie-t-il à qui veut l’entendre. Arrivé au coin de sa rue sablonneuse, un jeune homme l’aide à porter une planche longue de 4 mètres. Il l’a héritée de maçons qui s’en servaient comme bois de coffrage. Armé d’une bêche, l’homme réussit à niveler le sable qui sort de la rivière Makelele pour bien installer la planche qui servira bientôt de « passerelle » aux habitants du quartier Jamaïque et ceux de la commune de Bandalungwa. « Faute de pont, nous sommes obligés d’agir de la sorte pour aider les gens à se déplacer dans les deux sens», explique celui qui a pris comme sobriquet le patronyme d’un célèbre chanteur du groupe de rock anglais The Rolling Stones.
La mise en place terminée, une foule impatiente attend sur les deux rives. Mais le passeur ne se laisse pas impressionner. Il se place au beau milieu de la planche pour empêcher tout passage. « C’est 100 francs, sinon vous n’avez qu’à traverser la rivière à pied », tonne le passeur à l’intention de ses clients. Chacun a compris. En un clin d’œil, la collecte est faite. Neuf collégiens tentent de passer pour le prix de six. Papy Nkusu se montre intraitable. Les trois « recalés », sans le sou, n’ont d’autre choix que de le supplier. Finalement attendri, le passeur donne son feu vert, et les trois élèves gagnent vite l’autre rive.
6h 50. Les gens se pressent sur les deux bords de la rivière. Travailleurs, élèves, sans emploi, jeunes et vieux estiment qu’ils n’ont pas de temps à perdre, même s’ils restent convaincus que 100 francs, le tarif affiché sur un morceau de carton récupéré, c’est cher payé. Les plus pragmatiques s’acquittent sans discuter de leur droit de passage. D’autres préfèrent marchander et payer la moitié de la somme. Nkusu accepte ou refuse en fonction de son humeur.
Un militaire s’approche, un téléphone collé à l’oreille. Le passeur s’écarte et le laisse traverser sans rien demander. « Les militaires sont très compliqués. Comme je suis dans l’informel, je n’ose pas lui exiger de payer au risque de me faire arrêter ou sermonner », affirme Nkusu, qui souligne que ceux qui doivent payer ont entre 15 et 60 ans, alors que les handicapés et les petits enfants ne déboursent rien. « Bien que nous soyons connus au bureau du quartier depuis longtemps, nous n’avons aucun document officiel reconnaissant notre activité. C’est pourquoi nous fermons les yeux quand certains agents traversent. Parfois, il nous arrive de leur graisser la patte pour soigner nos relations », poursuit-il.
Trois heures plus tard, il n’y a presque plus personne. Les traversées se font à compte-gouttes. Il faut faire les comptes pour la mi-journée : 4 650 francs. C’est maigre. Mais pour Papy Nkusu, c’est une fortune car il pourra acheter de quoi nourrir sa femme et ses quatre enfants. Au bout d’un quart d’heure d’attente, un homme, l’air fatigué , s’engage sur la passerelle. Mais le passeur l’arrête net. Le ton monte. Les deux hommes sont sur le point d’en venir aux mains. Finalement, c’est la loi de Nkusu qui s’impose. Le nouveau venu est obligé de passer de l’autre côté de la rivière, les pieds dans l’eau.
Joëlle Nseka, une fonctionnaire, dépense chaque jour 200 francs pour aller de son domicile à son lieu de travail. Avec un salaire mensuel de 150 000 francs, cela lui coûte 5 200 francs, soit au total 62 400 francs par an. Elle ne cache pas son indignation : « Que l’État prenne ses responsabilités en jetant un pont de ce côté parce que nous souffrons ! » Mais traverser la rivière Makelele, même si c’est seulement sur quelques mètres, n’est pas un exercice facile. Quand il pleut et que la petite rivière sort de son lit, la situation empire. La planche ne sert plus à rien et c’est à dos d’homme que la traversée s’effectue. Papy Nkusu et son équipe changent de rôle et se transforment en « porteurs ». Le prix change : 300 francs par personne, quel que soit l’âge et… le poids. Les gains augmentent aussi. « C’est normal de hausser le prix car c’est mon dos qui travaille. Une partie de cet argent me permet d’acheter du jus de gingembre pour me soigner », se justifie Nkusu. Cinq personnes travaillent avec lui dans cette affaire. Chacun y consacre au moins six heures par jour. Nkusu, le doyen et superviseur, commence à 5h 45 jusqu’à 12h 30. Deux autres membres de l’équipe prennent le relais de 12h 45 à 18h. Le dernier groupe entre en action jusqu’à 23h, voire minuit. Tous les deux jours chacun participe à une cotisation dont le montant est fixé à 2500 francs. Un coup dur est vite arrivé. On ne sait jamais.