Je suis un théoricien du jeu. C’est-à-dire que j’étudie les modèles mathématiques généraux de la compétition qui permet aux spécialistes de sciences humaines de voir les liens entre les motivations concurrentielles dans beaucoup de domaines de l’économie et de la politique. En tant que théoricien du jeu, je considère les constitutions démocratiques comme les règles du jeu à travers lesquelles les hommes politiques sont en compétition pour conquérir le pouvoir. À partir de cette perspective, je peux affirmer ici qu’une décentralisation fédérale dans une constitution démocratique peut donner aux leaders politiques de plus grandes motivations concurrentielles afin d’offrir une meilleure gouvernance aux électeurs.
Comme théoricien, je pense aux principes généraux du développement démocratique. Bien entendu, la politique de développement de chaque nation doit dépendre de ses propres traditions et de sa culture. À cet égard, le plus important aspect de la culture c’est ce que les gens attendent de leurs dirigeants. Dans une nation où l’histoire a conduit le peuple à s’attendre à ce que n’importe quel dirigeant maintienne un réseau de parrainage corrompu qui peut violer impunément les lois, il est probable que cette faible attente se réalise. Pour une transition démocratie réussie, les gens doivent, d’une manière ou d’une autre, en arriver à attendre un meilleur service public de la part de ceux qu’ils reconnaissent comme leurs dirigeants.
Mais un dirigeant en exercice n’a pas de motivation pour répondre aux attentes des électeurs, et ceux-ci n’ont pas de raison de croire aux promesses d’un meilleur gouvernement de la part d’un candidat qui n’a jamais exercé le pouvoir. Une motivation pour répondre aux attentes doit être combinée avec l’aptitude de le faire lorsque les électeurs donnent le pouvoir à deux ou plusieurs niveaux de gouvernement, afin que les responsables élus à des échelons inférieurs puissent espérer accéder à un échelon supérieur s’ils démontrent leur capacité à mieux servir les électeurs. C’est la logique fondamentale qui est derrière mon argument pour une décentralisation démocratique.
Racines locales pour la démocratie nationale
Tout le monde comprend l’importance des services publics pour le développement économique. La prospérité découle du commerce et de l’investissement, qui dépendent de la protection légale et des infrastructures qui doivent être fournies ou supervisées par le gouvernement. La qualité du gouvernement, à son tour, est façonnée par ses dirigeants politiques qui peuvent se disputer le pouvoir par le biais de leur système politique. À long terme, ces règles constitutionnelles peuvent déterminer la qualité du leadership d’une nation.
Aussi pouvons-nous nous demander : « Comment pouvons-nous modifier notre système politique aujourd’hui pour avoir le meilleur leadership possible d’ici une quarantaine d’années ? » Pour essayer de répondre à cette question, nous devons penser à la provenance de nos dirigeants et à ce qu’ils pouvaient être en train de faire durant les années qui précèdent leur ascension. Nous devons penser au rôle du leadership dans la fondation de l’État.
Sous n’importe quel système politique, le pouvoir est détenu par des dirigeants qui doivent organiser des réseaux de sympathisants, et ceux-ci doivent être mobilisés par une attente de voir leurs services bien récompensés. Ceci a besoin d’entretenir une réputation de manière fiable selon laquelle la récompense des partisans loyaux est le premier impératif pour n’importe quel homme politique, où qu’il soit. Sans compétition politique, donc, même un dirigeant bénévole résisterait difficilement à la forte envie de privilèges de plus en plus importants si l’exploitation des gens ne comportait pas le risque de perdre le pouvoir. Mais nous pouvons espérer que la compétition démocratique limite les privilèges de l’élite et rapporte de bons services publics aux gens, juste comme la compétition dans l’économie de marché peut limiter les profits des producteurs et être plus avantageuse pour les consommateurs. C’est l’argument fondamental de la démocratie.
Mais une démocratie réussie demande plus que les seules élections. Même avec des élections libres, une faction politique corrompue peut être réélue et garder sa mainmise sur le pouvoir si les électeurs croient que les autres candidats ne pourraient en aucun cas être meilleurs. Pour chaque fonction élective, la concurrence démocratique peut effectivement motiver pour un meilleur service public seulement lorsque les électeurs sont en mesure d’identifier deux ou plusieurs candidats qualifiés et jouissant d’une bonne réputation. Quand un tel leadership qui inspire la confiance manque, la démocratie est inévitablement décevante. Une élection présidentielle en elle-même peut donner du prestige au vainqueur, mais elle ne contribue pas à développer la plus grande réserve de candidats alternatifs de confiance dont dépendra en fin de compte le succès de la démocratie.
Cette offre fondamentale d’un leadership démocratique crédible peut mieux se développer de façon responsable dans des institutions de l’administration locale, où des dirigeants locaux vainqueurs peuvent démontrer leurs aptitudes à devenir des candidats compétitifs bien placés pour briguer de hautes fonctions. Lorsque des élus locaux ont une responsabilité administrative et budgétaire claire pour la réussite et l’échec de l’administration locale, alors ceux qui réussissent élargiront la réserve vitale de la nation de leaders généralement considérés comme crédibles.
Par conséquent, si les électeurs sont déçus de la qualité de leurs choix politiques alternatifs nationaux, un remède à long terme doit être trouvé au sein d’institutions démocratiques locales. En réalité, la démocratie locale peut réduire les obstacles pour l’entrée dans la compétition démocratique nationale. Les économistes savent que les barrières contre les nouveaux venus peuvent être des déterminants importants du niveau de prise de bénéfices par les fournisseurs dans n’importe quel marché compétitif imparfait.
Autres bénéfices et coûts d’une démocratie fédérale
La décentralisation démocratique peut aussi favoriser le développement économique à travers des meilleurs mécanismes pour l’investissement public local. Une communauté pauvre peut mobiliser ses ressources pour des investissements qui sont essentiels à son développement économique, mais seulement quand les membres de la communauté sont encadrés par des leaders locaux …. Une telle confiance peut être espérée seulement de la part de dirigeants dont l’autorité a pour base la politique locale. Les fonctionnaires dont les positions dépendent du patronage politique national sont inévitablement moins concernés par le développement de la confiance parmi les habitants d’une petite communauté pauvre. Par conséquent, les efforts pour réaliser le développement économique partout dans une nation doivent dépendre d’un système politique qui délègue un réel pouvoir aux leaders locaux élus de façon autonome.
Les interactions entre les politiques locales et nationales peuvent renforcer la démocratie à deux niveaux. J’ai indiqué que la démocratie locale peut contribuer à rendre la démocratie nationale plus compétitive, comme le fait d’utiliser de manière responsable les ressources publiques dans un gouvernement local peut démontrer l’aptitude d’un leader local à devenir un candidat compétitif pour le pouvoir aux niveaux les plus élevés du gouvernement. Mais, inversement, la menace pour les gouvernements locaux d’être dominés par des petites cliques non-représentatives peut être contrecarrée par l’implication des partis politiques nationaux dans la politique locale. Les patrons des partis locaux devraient savoir que s’ils perdent le soutien populaire, ils devront affronter de sérieux challengers soutenus par un parti national rival.
Pour ce genre d’interactions de renforcement mutuel entre les forces politiques à l’échelon local et national, les piliers institutionnels pour un système démocratique fort devraient inclure une Assemblée nationale multipartite et des conseils locaux élus, avec une autonomie claire sur le plan budgétaire et des responsabilités. Une structure fédérale idéale devrait avoir plusieurs niveaux de gouvernements semi-nationaux élus, y compris des entités territoriales locales élues à l’intérieur des provinces, afin que les différents bureaux élus à différents niveaux puissent former une échelle d’avancement démocratique sur laquelle les leaders efficaces peuvent monter à partir de la politique locale jusqu’à la politique provinciale et ensuite la politique nationale. C’est la voie par laquelle les meilleurs dirigeants de demain peuvent faire leurs preuves.
Je n’ai pas affirmé que les partis politiques locaux sont meilleurs que les partis nationaux. J’ai indiqué que la politique démocratique locale peut améliorer la politique nationale, en apportant des opportunités pour des îlots de bonne gouvernance à former et étendre à toute la nation. Mon point de vue est que l’introduction de la démocratie dans les différents niveaux du gouvernement, du local au national, peut renforcer la compétition démocratique à tous les niveaux.
Les forces anti-décentralisation
Nous devons reconnaître, pourtant, que ce type de nouvelle compétition à partir de leaders populaires locaux peut être contre les intérêts des actuels leaders nationaux établis. Personne ne veut faire face à une nouvelle compétition. Dans un État centralisé où les gouverneurs et les maires sont nommés par le leader national, ces positions peuvent être parmi les récompenses qu’un leader peut offrir à ses principaux soutiens. Il serait plus coûteux pour un leader de décevoir d’importants partisans en laissant distribuer loin des électeurs locaux ce genre de positions très utiles. Aussi nous ne devrions pas être surpris que les leaders nationaux choisissent souvent de maintenir un contrôle centralisé sur le gouvernement local, même lorsque la décentralisation peut renforcer le développement de leur pays. Les individus qui sont au sommet peuvent avoir un vif intérêt à éviter ou à reporter à plus tard la décentralisation aussi longtemps qu’ils le pourront.
Mais un système constitutionnel avec un gouvernement démocratique local peut devenir politiquement stable une fois qu’il est installé. Lorsque les gouverneurs et les maires sont élus localement, ils deviennent d’importantes éminences grises locales à partir desquelles les politiciens nationaux peuvent régulièrement chercher du soutien dans leur compétition pour le pouvoir national. Il devrait être très coûteux pour n’importe quel leader national de menacer les pouvoirs constitutionnels de ces fonctionnaires élus localement.
Problèmes de séparatisme et de violence ethnique
Nous devons reconnaître que l’introduction de la démocratie locale fait courir le risque d’une exacerbation des tensions ethniques. Il y a plusieurs parties du monde où les régimes autocratiques traditionnels ont longtemps compté sur les chefs ethniques ou tribaux pour rendre une justice de base et garantir la sécurité au sein de leurs communautés. Quand ce genre d’autorité locale est transféré au bureau d’un maire localement élu et dont la juridiction englobe tous les citoyens dans un district, c’est tout au plus un chef ethnique qui peut remporter l’élection pour devenir maire. Il peut y avoir donc danger que les chefs traditionnels des autres groupes ethniques réagissent contre la démocratie locale s’ils ont le sentiment qu’elle les menace par une perte de pouvoir qui ne leur permet pas d’être au service de leurs électeurs habituels.
Le risque d’incitation à la violence ethnique pourrait être atténué en investissant grosso modo le pouvoir local dans un conseil où les dirigeants de tous les groupes traditionnels peuvent espérer remporter un siège. C’est-à-dire que, là où les tensions ethniques locales sont un problème, il serait mieux de laisser un conseil local élu choisir le maire ou le chef du gouvernement local par une version du système parlementaire classique, plutôt que d’attribuer ce genre de structure local puissante par le canal d’une élection populaire qui permet au plus fort de rafler toute la mise.
Il peut y avoir aussi des inquiétudes à propos d’une décentralisation qui aggrave le séparatisme régional. En fait, les mouvements séparatistes sont souvent causés par une histoire de gouvernance oppressive centralisée qui ne laisse pas de place au leadership local. L’élection à des fonctions locales peut à vrai dire donner plus d’intérêt aux dirigeants locaux en préservant le statu quo politique en raison des inquiétudes dues au fait que l’humeur du prochain successeur pourrait réduire ou redistribuer leurs pouvoirs locaux. Dans une province qui est assez grande pour rester autonome contre le reste de la nation, par contre, les leaders provinciaux pourraient saisir quelque chance de parvenir à un pouvoir souverain en entretenant un mouvement séparatiste. Par conséquent, là où le séparatisme est une préoccupation, la décentralisation politique peut être mieux appliquée avec des provinces plus petites et des entités territoriales décentralisées.
De plus grandes perspectives pour la démocratie locale
La décentralisation politique a une longue histoire en Europe, où beaucoup de cités et des villes ont obtenu des gouvernements locaux autonomes depuis 1000 ans ou plus. Le parlement s’est développé en Angleterre et dans d’autres pays européens pour garantir les droits des responsables locaux en leur accordant une voix influente dans la politique nationale.
L’Angleterre a doté ses colonies d’Amérique d’administrations locales et d’assemblées provinciales élues, pour encourager les colons anglais à s’y rendre et offrir un meilleur service aux réserves territoriales locales. Cette longue tradition d’administration démocratique locale, plus de cent ans avant la première élection présidentielle, a été le plus grand atout de l’Amérique. L’établissement d’une démocratie nationale compétitive après 1789 dépendait du plus profond soutien des leaders locaux avec des expériences confirmées d’un service public démocratique dans les 13 provinces.
Maintenant, les démocraties réussies dans beaucoup de régions du monde élisent régulièrement des dirigeants nationaux qui avaient préalablement prouvé leurs aptitudes par un bon service dans les administrations locales et provinciales. Par exemple, se souvenir des élections, l’année dernière, de Narenda Modi en Inde et de Joko Widodo en Indonésie.
La décentralisation politique a été pourtant moins appliquée en Afrique qu’ailleurs dans le monde. En 2007, le tour d’horizon de 82 pays sélectionnés à travers le monde a montré que la moyenne de la part du Produit intérieur brut (PIB) dépensée par les gouvernements locaux était d’environ 6,6 %, mais la moyenne en Afrique subsaharienne était seulement de 1,8 %, avec tous les pays africains bien en dessous de la moyenne mondiale.
Les formes de politiques traditionnelles en Afrique ont été manipulées et dénaturées par les dirigeants coloniaux, alors même qu’ils affirmaient respecter les droits traditionnels des chefs coutumiers locaux. Traditionnellement, un chef pouvait théoriquement revendiquer une autorité absolue de droit ou par héritage, mais en réalité il ne pouvait maintenir de telles prétentions contre des adversaires en ayant seulement un large réseau de partisans locaux à travers son domaine. Cependant, lorsque les magistrats coloniaux enregistraient le chef « légitime » dans chaque région, ainsi l’autorité du chef était effectivement basée sur la reconnaissance d’un magistrat colonial plutôt que sur un quelconque large soutien de ses sujets. Par conséquent, libéré par le régime colonial de tout besoin d’aide pour un large soutien politique, un chef aurait plus de motivation pour défendre les privilèges de sa position et moins de motivation pour maintenir les obligations traditionnelles du leadership dans sa société. En échange de ces privilèges, bien sûr, le chef enregistré devait empêcher les gens de montrer de l’opposition envers le régime colonial.
Pour l’objectif essentiel d’accroitre le soutien de la nation aux leaders de confiance connus de tous, le leadership coutumier a une valeur qu’il ne faut pas négliger. Pour se rendre compte de ce potentiel, toutefois, la position et la probable promotion du chef coutumier devrait dépendre, non pas d’une certification par un magistrat, mais de l’expression d’une vaste approbation populaire de sa communauté.
Conclusions
Après une période de conflit ou d’autorité autocratique, un développement démocratique réussi exigera un grand soutien aux leaders qui ont une bonne réputation pour un service public sérieux dont peuvent bénéficier tous les citoyens. Cette provision fondamentale d’un leadership démocratique digne de confiance peut se transformer en institutions responsables d’un gouvernement local démocratique dans lequel des dirigeants locaux victorieux peuvent démontrer leurs capacités à entrer en compétition pour briguer de hautes fonctions. Par conséquent, une nouvelle rivalité venant des leaders populaires locaux menace les intérêts à court terme des dirigeants nationaux en exercice. Il y aura ainsi une forte résistance du sommet contre les réformes de la décentralisation même si elles peuvent bénéficier à la nation entière. Pour que les réformes de la décentralisation passent en dépit de ce type de résistance, les citoyens doivent comprendre comment l’établissement de gouvernements locaux responsables peut contribuer à un développement économique à long terme qui peut conduire à une meilleure gouvernance à tous les niveaux.