Décembre 1990. Le dictateur tchadien Hissène Habré est renversé par son chef d’état-major, l’actuel président Idriss Deby Itno, et fuit vers le Sénégal dans l’avion présidentiel avec plus de vingt-huit millions de dollars volés au Trésor public tchadien. Ses huit ans au pouvoir ont été marqués du sang de 40 000 exécutions sommaires et disparitions forcées et près de 200 000 personnes ont été victimes de tortures menées par une police secrète tortionnaire, la redoutée Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS).
Vingt-cinq ans plus tard, le vieux dictateur va devoir rendre des comptes à ses victimes devant un tribunal indépendant mis en place par le Sénégal avec le soutien de l’Union africaine : les Chambres africaines extraordinaires. Cette juridiction a été mise en place en février 2013 après deux décennies d’impunité pour Habré. Pour la première fois de l’histoire, un pays africain va juger en Afrique un dictateur d’un autre pays africain. C’est un pas historique pour l’Afrique et son indépendance judiciaire.
Cette incroyable saga judiciaire et humaine a commencé en 1999, lorsque les premières victimes du régime d’Habré sont venues nous voir. Un homme notamment, Souleymane Guengueng, avait enterré dans son jardin des centaines de dossiers d’hommes et de femmes torturés et tués par les terribles agents de la DDS dans les prisons secrètes du régime. Ces archives exceptionnelles nous ont livré les secrets d’un pouvoir paranoïaque, ultra-hiérarchisé et sanguinaire qui a éliminé des milliers de personnes sans distinction de religion, d’ethnie ou d’âge uniquement afin de conserver le pouvoir.
Après avoir cherché justice au Tchad, en Belgique et au Sénégal, les victimes, accompagnées par nos organisations, ont fait le pari que la maturité démocratique du Sénégal pourrait permettre le jugement d’Hissène Habré dans le pays qui l’accueillait depuis vingt ans. L’Union africaine s’est aussi largement investie en demandant en 2006 au Sénégal de juger Hissène Habré « au nom de l’Afrique ». En juin 2013, le nouveau président sénégalais Macky Sall prenait cet engagement auprès de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et surtout tenait sa promesse.
Le renvoi le 13 février 2015 d’Hissène Habré devant la Chambre d’assises des Chambres africaines extraordinaires pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture, clôt une instruction solide de dix-neuf mois et ouvre la voie à la tenue d’un procès équitable, en présence des victimes et de leurs défenseurs, qui doit se tenir dès mai ou juin 2015.
Soif de justice sur le continent
Au delà du cas emblématique d’Hissène Habré, c’est toute l’Afrique qui est convoquée à ce procès, tant la soif de justice sur le continent est prégnante. Au Soudan, au Soudan du Sud, au Mali, en Centrafrique, au Zimbabwe, de la Guinée équatoriale ou de l’Érythrée, sans parler des pays où sévit Boko Haram, le message est clair : les crimes ne resteront pas impunis et même si cela prend vingt ans, l’Afrique n’oubliera pas ses victimes. Il ne s’agit plus d’invoquer l’ingérence étrangère ou la justice postcoloniale quand les procès des autocrates se déroulent en Europe ou devant des juridictions internationales. Les procès des dictateurs, des chefs de guerre et des criminels de masse se dérouleront maintenant aussi en Afrique.
En organisant ce procès, le Sénégal ne fait pourtant que remplir ses obligations internationales au regard de la Convention des Nations unies contre la torture dont une disposition oblige les États signataires à juger les auteurs de crimes de torture présents sur leur territoire même si ceux-ci ou leurs victimes ne sont pas ressortissants de l’État et même si le crime a été commis à l’étranger. Cette « compétence universelle », plus précisément compétence extraterritoriale, quarante-deux des cinquante-quatre États africains l’ont acceptée en signant la Convention des Nations unies contre la torture. Le Sénégal est seulement le premier État africain à la mettre en pratique et à ouvrir la voie de sa mise en œuvre concrète. Nos organisations et notre Groupe d’action judiciaire (GAJ) ont d’ailleurs saisi les autorités judiciaires sénégalaises d’une autre plainte en « compétence universelle » à l’encontre d’un policier congolais impliqué dans l’assassinat, à Kinshasa le 2 juin 2010, des deux défenseurs des droits humains, Floribert Chebeya et Fidèle Bazana, tués sur les ordres du chef de la police de l’époque. Cette plainte est actuellement instruite par la justice pénale ordinaire sénégalaise.
Mais si le Sénégal fait office de précurseur, d’autres pays sont désireux de placer la justice et la lutte contre l’impunité des auteurs des crimes les plus graves au centre de leur politique. Ainsi, à l’instar des Chambres africaines extraordinaires, l’Assemblée nationale centrafricaine est appelée, le 1er mars 2015, à créer une Cour pénale spéciale, composée de magistrats centrafricains et de magistrats d’autres pays africains, chargée de juger les chefs de guerre et leurs hommes qui ont mis la Centrafrique à feu et à sang depuis deux ans.
L’année 2015 sera peut-être celle de grandes victoires contre l’impunité en Afrique: le procès d’Hissène Habré au Sénégal sera peut-être suivi de ceux des anciens présidents putschistes Aya Sanogo au Mali et de Dadis Camara en Guinée et pourquoi pas ceux des responsables de la crise post électorale en Côte d’Ivoire. Même si tous ces procès n’ont pas lieu cette année, l’année 2015 restera, à n’en pas douter, comme la date à retenir pour parler d’indépendance judiciaire de l’Afrique.
Par Florent Geel, responsable du Bureau Afrique de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), Assane Dioma Ndiaye, président de la Ligue sénégalaise des droits humains (LSDH) – avocat sénégalais des victimes, et Dobian Assingar, président d’honneur de la Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH).