« La République démocratique du Congo, autrefois connue sous l’appellation République du Zaïre, a disparu en 2060. (…) Après avoir soutenu l’annexion du Kivu, la communauté internationale encouragea l’inclusion du district de Kwango et la province du Bas-Congo dans la République d’Angola. Un mois plus tard, le Katanga proclama son indépendance, suivi de la province de l’Équateur qui prit le nom de la République de Dongo élargie aux districts du Maï-Ndombe et du Kwilu. Le sort de la ville de Kinshasa fut réglé par les Accords de Pointe-Noire entre l’Angola et la République du Congo qui confièrent l’ancienne capitale de la République démocratique du Congo aux descendants du royaume des Bateke. Ceux-ci érigèrent la République de Malebo et entreprirent de lutter contre les érosions qui avaient déjà emporté les trois quarts de la superficie de la vieille capitale. La province du Maniema devint le Royaume de Kambelembele, la Province-Orientale amputée de sa partie septentrionale devint la République de Makiso. Le Grand Kasaï se constitua en un État souverain sous l’appellation de République du Kasaï Uni. »
José Tshisungu wa Tshisungu, l’auteur de ces lignes, n’est ni un illuminé ni un bouffon. C’est un éminent intellectuel congolais, écrivain talentueux, prolifique et polyvalent, longtemps enseignant à l’Université de Lubumbashi et qui s’est expatrié dans les années 1990 au Canada, où il poursuit sa brillante carrière d’universitaire. Son essai, Les Kasaïens et le démembrement du Congo (Sudbury-Toronto, Éditions Glopro, 2010), tente de décrire et d’expliquer le destin exemplaire de la mosaïque ethnique du Kasaï, l’évolution de la conscience politique, les errances des élites, l’investissement du peuple dans une citoyenneté douteuse et l’émigration vers des terres lointaines et hostiles. Recourant à la science-fiction, l’auteur veut tenir le taureau par ses cornes et aborder, sans tabou ni fioritures, la sulfureuse question de la balkanisation du pays. Le propos paraîtra, à certains, provocateur, voire iconoclaste, à d’autres, rabâchant dans la mesure où l’auteur ne fait que nous assener des vérités que nous feignons d’ignorer depuis longtemps. Il note en effet que « l’autisme politique gangrenait les appareils idéologiques d’Etat à tel point qu’aucune réflexion lumineuse n’atteignait sa cible ».
Restons donc dans la fiction telle que la développe l’auteur pour essayer de comprendre comment on en est arrivé là. Des erreurs politiques monumentales, des choix malheureux ou des mauvaises décisions ont été prises dans la gestion des affaires publiques, illustration du manque d’anticipation et de stratégie alternative qui ont été à la base de l’absence d’antidote à la crise qui a fini par emporter et démembrer le pays. Pourtant, des signes avant-coureurs se sont accumulés dans le ciel congolais, et dont la lecture lucide aurait pu susciter un sursaut national et ou éviter en tous les cas l’irréparable. Et l’auteur d’égrener le phénomène de dérèglement climatique et ses multiples conséquences sur le plan environnemental ; le classement du pays en zone de maladies dangereuses dont l’accès fut en 2038 déconseillé aux étrangers ; la mutation virale de l’anophèle, responsable du paludisme et de la filariose, apparue en 2055 et qui va s’avérer l’une des principales causes de la morbidité au Congo ; etc.
Sur ces entrefaites arrive le démembrement. Il n’a pas été, nous révèle l’auteur, « le fait d’un referendum populaire [mais] le point d’achèvement d’une situation déjà à l’œuvre depuis de nombreuses années. L’urgence de démembrer le Congo reposait sur quelques convictions de la communauté internationale qui voulait accéder au sol et sous-sol du pays sans entrave, comme prévu à la Conférence de Berlin (1885) créant l’Etat indépendant du Congo ».
Alors que la communauté congolaise recherchait un Etat normal, viable, un Etat partenaire responsable, c’est plutôt un Etat presque failli, fantôme, qui se dressait devant elle : « Ce qui tenait lieu d’Etat congolais n’était pas capable de contrôler les frontières et d’assurer la sécurité des personnes et de leurs biens. Par ailleurs, durant cent ans, les élites avaient démontré leur incapacité à servir l’intérêt général. En outre, la culture politique des Congolais était peu portée à se préoccuper de l’avenir collectif ».
La culture politique congolaise, parlons-en ! On connaît bien l’adage : Qui veut noyer son chien l’accuse de rage. En fait, la messe noire ou plutôt l’oraison funèbre était déjà dite depuis longtemps, « dans la mesure, nous apprend le nécrologue, où l’Occident et la Chine avaient besoin de matières premières [et qu’il devenait] un devoir moral pour eux d’organiser l’exploitation de richesses en se passant de la souveraineté du Congo, en arguant qu’après tout, ces ressources naturelles étaient le bien commun de l’humanité [ et qu’] il eût été irresponsable de les laisser entre les mains d’un peuple peu conscient de cela »
La balkanisation consommée, les croisés de communauté internationale, jouant à la fois au pyromane et au pompier, se fendirent en protestations et en condamnations, avant de changer radicalement de discours peu de temps après. Le démembrement du Congo était désormais vanté comme remède ayant permis « de rapprocher les gouvernés des gouvernants, de rendre transparente la gestion et d’impulser le développement durable ».
La chronique s’achève par un gros plan sur la République du Kasaï Uni, avec ses cinq provinces : Kabinda, Sankuru, Lubilanji, Luluwa et Cikapa. On apprend que cette entité est née à la suie de l’échec des négociations pour le rattachement au Katanga et à l’Angola. L’indépendance fut proclamée à l’issue d’un conclave de neuf jours, tenu au Lac Mukamba et réunissant les représentants de toutes les ethnies du Kasaï et une trentaine de membres de la diaspora. Je rappelle que ce texte date de… 2010 et que toute ressemblance avec des évènements réels ou annoncés est, selon la formule consacrée, purement fortuite.