Il y a des vérités qu’on préfère se dire entre soi. Entre les élections au Nigeria qui auront finalement laissé place à une alternance démocratique et l’attentat contre l’université de Garissa au Kenya au bilan de 148 morts, les gouvernements africains se sont livrés à un exercice d’introspection lucide sur les écueils qui guettent l’avenir du continent.
Certes les questions de gouvernance ou de violence liées à la montée du terrorisme islamiste n’ont été abordées que de manière feutrée, lors de la conférence conjointe de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies et de l’Union africaine, du 25 au 31 mars, à Addis-Abeba. Mais, les dessous de « l’émergence de l’Afrique » ont été auscultés sans tabou.
Les chiffres élevés de la croissance ont été regardés pour ce qu’ils sont : encourageants mais pas suffisants. Les fastes des nouveaux milliardaires, les immeubles qui envahissent des villes-champignons et les supermarchés symboles d’une nouvelle classe moyenne désormais convoitée par les multinationales de la consommation ne sont pas gage d’une transformation en profondeur du continent. « Ce beau discours sur la croissance de l’Afrique n’ira nulle part, si elle ne change pas la vie de la majorité des Africains », a averti AbdallaHamdok, le secrétaire exécutif adjoint de la Commission économique pour l’Afrique en commentant la publication du Rapport économique sur l’Afrique 2015.
1) Pas assez d’emplois et plus d’inégalités
Avec 5 % de croissance en moyenne sur les quinze dernières années, six pays (dont quatre producteurs de pétrole) qui figurent dans le top 10 mondial des économies les plus dynamiques, l’Afrique s’est taillé la réputation de nouvel eldorado du XXIe siècle. Mais comme l’a rappelé le ministre du commerce du Ghana EksowSpio-Garbrah, c’est à 7 % que les experts fixent la barre pour que l’Afrique commence à absorber les millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail et à faire reculer de manière significative une pauvreté qui demeure massive.
Même si ces chiffres sont à prendre avec prudence compte tenu du poids du secteur informel, ils ont le mérite de montrer que le compte n’y est pas. Ils conduisent aussi à relativiser les envolées peut-être prématurées sur « le dividende démographique » sur lequel l’Afrique pourrait compter pour « décoller ». Selon la théorie dont les derniers à en avoir fait démonstration sont les dragons asiatiques, la richesse d’un pays augmente avec sa population en âge de travailler. A une condition que l’économie offre des emplois et que ces nouvelles générations soient assez bien formées pour les occuper.
« Tous ces jeunes dans la rue à ne rien faire, c’est de gros problèmes en perspective » Antoinette Sayeh (Fonds monétaire international)
S’il est exact qu’en Afrique, la population active va exploser au cours des quarante prochaines années pour passer de 600 millions environ aujourd’hui à 1,2 milliard en 2050, l’investissement dans l’éducation et la formation professionnelle soit n’a pas encore eu lieu soit demeure insuffisant comparé aux efforts fournis par les pays asiatiques à partir des années 1960-1970.Plusieurs pays comme la Zambie, le Mozambique ou le Kenya ont lancé une réflexion pour tirer profit de leur transition démographique.
En attendant « tous ces jeunes dans la rue à ne rien faire, c’est de gros problèmes en perspective » a résumé la Libérienne Antoinette Sayeh, directrice du département Afrique du Fonds monétaire international (FMI) en plaidant pour une « croissance inclusive ». Autrement dit qui ne profite pas seulement à une minorité. Les gouvernements africains, conscients du risque, ont confié à la Commission économique pour l’Afrique la tâche d’élaborer un « indice africain de développement social ». Celui-ci, présenté à Addis-Abeba part de ce constat : « De telles inégalités doivent être combattues car elles sont susceptibles de contrer le développement à long terme, de nourrir l’agitation et de créer un cercle vicieux de pauvreté et d’exclusion. »
2) Des mobiles mais pas d’usines
Les Massaïs s’informent des cours du bétail avec des téléphones portables et les cybercafés deviennent une denrée (presque) aussi répandue que les débits de Coca-Cola. Mais l’industrie n’a toujours pas ou si peu fait son entrée sur le continent dont la part dans les exportations mondiales n’a cessé de reculer depuis les années 1970. Celles-ci, dominées par les matières premières, restent soumises aux aléas des cours internationaux. Or, après avoir un temps cru qu’ils pourraient sauter cette étape, la majorité des gouvernements juge désormais l’industrialisation incontournable pour engager une véritable transformation de leurs économies.
L’Ethiopie, qui fait partie des quelques pays comme le Rwanda à avoir une stratégie dans le domaine, aspire à démontrer que la voie reste ouverte pour les pays les moins avancés. Le ministre conseiller ArkebeOqubay a présenté une feuille de route pour un « Made in Africa » dont les grands principes sont largement empruntés à l’expérience de la Chine où l’Ethiopie a d’ailleurs commencé de débaucher ses premiers clients dans le textile. Mais ailleurs ? « En Afrique, la plupart des zones économiques spéciales ont échoué car les gouvernements n’ont pas été en mesure de fournir les infrastructures qu’ils avaient promises », a rappelé Célestin Monga, directeur de l’Unido (Organisation des Nations unies pour le développement industriel).
3) Toujours trop besoin de l’argent des autres
L’Afrique doit financer son développement n’a-t-on cessé d’entendre à Addis-Abeba. « Aucun pays ne s’est développé par l’extérieur », a répété le président rwandais Paul Kagamé. Oui mais comment ? Les transferts financiers des migrants, les investissements directs étrangers et l’aide publique au développement représentent 2,5 fois le montant des capitaux privés investis par des Africains du continent. Autant de ressources très volatiles. Pour les pays les plus pauvres, l’aide étrangère continue d’assurer une part substantielle des dépenses budgétaires.
Dans le même temps, l’argent tiré de l’exploitation des ressources naturelles prend toujours la route à l’étranger. Entre 2000 et 2009, cette fuite de capitaux rendue possible notamment par des systèmes de surfacturation a représenté des flux quasi équivalents à l’aide publique au développement, selon la Commission économique pour l’Afrique. Son secrétaire exécutif Carlos Lopes a une nouvelle fois plaidé pour une réforme des systèmes fiscaux et demandé aux gouverneurs des banques centrales de mobiliser en faveur d’investissements pour le développement les centaines de milliards de dollars de réserves qui sommeillent dans leurs institutions
Ces quelques vérités ne sont pas nouvelles mais elles permettent de rappeler l’ampleur du défi que se sont lancés les Etats africains en adoptant l’agenda 2063. Ce plan de développement pour les cinquante prochaines années se fixe pour ambition de diviser par dix le nombre de pauvres et de faire accéder les deux tiers des Africains à la classe moyenne.