Qui gagnera la bataille juridique dans le conflit portant sur la délimitation de la frontière dont l’enjeu est le contrôle d’un important gisement pétrolier sur leur façade maritime ?
Le premier verdict du Tribunal international du droit de la mer de Hambourg (Allemagne) devait être rendu le 25 avril. Le tribunal devait ainsi se prononcer sur une demande introduite par la Côte d’Ivoire le 27 février dernier demandant l’arrêt des activités de la partie ghanéenne qui exploite déjà la zone de conflit. Le résultat du jugement sur le fond ne sera connu qu’après 2016, les enquêtes pouvant prendre du temps. Beaucoup de temps.
Selon les experts, l’espace maritime concerné contient une réserve de 2 milliards de barils de pétrole brut et 1,2 milliard de mètres cube de gaz naturel. Chaque pays – la Côte d’Ivoire et le Ghana – lutte alors pour accroître sa production pétrolière. La Côte d’Ivoire produit actuellement entre 37 000 et 40 000 barils de pétrole brut par jour au moment où la production journalière du Ghana se situe entre 110 000 et 115 000 barils.
La frontière entre la Côte d’Ivoire, ancienne colonie française, et le Ghana, colonisé par la Grande Bretagne, n’a jamais fait l’objet d’une délimitation formelle. Ce fait n’a jamais suscité de problème majeur. Les deux voisins partagent la même histoire. Ils ont des communautés qui appartiennent au même groupe ethnique Akan ; elles ont les mêmes coutumes et parlent des langues locales similaires. Ce qui a certainement contribué à leur bonne cohabitation jusqu’à ce différend aux relents de pétrole.
Une bataille juridique à peine voilée
La mésentente remonte à 2007, quand le Ghana a découvert au niveau de la zone frontalière un champ pétrolier, baptisé Jubilee. Pour prévenir tout problème éventuel, les deux pays ont mis en place, en 2008, une commission mixte, dont l’existence n’empêchera pas le Ghana de poursuivre ses activités d’exploration et d’accorder en 2010 le permis d’exploitation du champ Jubilee à la société britannique Tullow Oil. En 2013, la Côte d’Ivoire répondra à « la provocation ghanéenne » à travers la découverte d’un champ pétrolier dans la même zone par la société française Total, bénéficiaire, elle, d’un permis ivoirien.
S’engage dès lors une bataille juridique à peine voilée. Publiquement, les deux parties soutiennent qu’une issue heureuse sera trouvée à leur désaccord sans recourir à une juridiction internationale. Elles entretiennent cette entente de façade jusqu’à ce jour du 19 septembre 2014, où le Ghana a décidé de solliciter l’arbitrage du Tribunal international du droit de la mer.
C’est devant ce constat d’échec des négociations entre deux pays « frères » qu’est intervenue la requête ivoirienne de mesures conservatoires visant la suspension de toutes les activités ghanéennes sur le site.
Les deux parties ne sont pas à court d’arguments. Le Ghana estime qu’il reconnaît une limite maritime qui n’aurait jamais été contestée par la Côte d’Ivoire depuis plus de 40 ans. Il fonde sa conviction sur le fait qu’en octobre 1970, la Côte d’Ivoire a signé une convention de concession avec un consortium international, dans laquelle elle a établi sa frontière orientale à cette limite. Le Ghana affirme en outre qu’un décret du 14 octobre 1970 du président Félix Houphouët-Boigny confirme cette limite qui, selon Accra, fut aussi reconnue par les nouvelles autorités ivoiriennes en 2012 dans leur plan de développement stratégique 2011-2030.
Zone de conflit ou d’intérêt commun ?
Marietta Brew Appiah-Oppong, procureure générale et ministre de la justice du Ghana, appuie la thèse de son pays en soutenant que « les deux pays partagent une frontière maritime qui a été mutuellement reconnue pendant des décennies, bien qu’elle n’ait pas été officiellement fixée ». La ministre ghanéenne estime que cette frontière tacitement reconnue par les deux parties aurait toujours servi de repère aux activités maritimes des compagnies pétrolières.
Le camp ivoirien soutient totalement le contraire à travers son avocat Adama Kamara qui clame que « la Côte d’Ivoire n’a jamais reconnu ni tacitement, ni explicitement l’existence d’une quelconque frontière maritime avec le Ghana ». Il rappelle que cette question a été évoquée pour la première fois en 1988, dans le cadre d’une commission mixte entre les deux États mais n’a jamais été réglée.
Le professeur français Alain Pellet appuie ces propos en rappelant que la loi n°77-926 du 17 novembre 1977 portant délimitation des zones maritimes placées sous la juridiction de la République de la Côte d’Ivoire, dispose que « la délimitation de la mer avec les pays limitrophes se fait par voie d’accord conformément à des principes équitables ». Le professeur Pellet soutient également que la Côte d’Ivoire a toujours considéré ses frontières maritimes comme n’étant pas délimitées, et que même le Ghana aurait partagé cette position en 1992.
Ces deux positions extrêmes montrent à quel point chaque pays tient à la zone pétrolifère discutée. Ce différent rappelle le conflit frontalier entre le Nigeria et le Cameroun relatif à la presqu’île de Bakassi. Dans cette affaire qui a duré des décennies, on s’en souvient, le principal enjeu était principalement le contrôle des richesses halieutiques, les ressources pétrolières venant au second plan. La Cour internationale de justice de la Haye s’était prononcée en faveur du Cameroun en 2002 et la péninsule avait été cédée le 14 août 2008 au Cameroun qui en a pris officiellement possession cinq ans après.
Cela montre que la procédure d’un jugement au niveau des tribunaux internationaux peut être très longue. Ce constat aurait dû motiver le Ghana et la Côte d’Ivoire à régler leur litige à l’amiable, tout en respectant les dispositions de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982.
La latitude de retirer les requêtes
Les deux pays voisins ont la possibilité de transformer la zone conflictuelle en une zone d’intérêt commun, en signant un contrat de partage de la production pétrolière selon une clé de répartition convenue. Cela a été le cas entre le Nigéria et São Tomé et Príncipe en 2001 où le premier avait obtenu 60% de la production et le second 40%. La Côte d’Ivoire et le Ghana peuvent aussi créer une société d’exploitation commune à l’instar de la société tuniso-libyenne Joint Oil, créée en 1988 par la Tunisie et la Lybie pour régler leur différend frontalier, et dont les bénéfices sont répartis de façon égale entre les deux pays.
Il s’offre également à eux l’exemple du Sénégal et de la Guinée Bissau qui ont créé, par un accord du 14 octobre 1993, une agence de gestion et de coopération dans les domaines minier (y compris le domaine pétrolier) et de la pêche. Cet accord octroie 80% des ressources maritimes au Sénégal et 20% à la Guinée Bissau.
Malgré la connaissance de tous ces cas qui font jurisprudence, il est dommage que ces deux pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) aient opté pour la confrontation devant une juridiction internationale. Mais la procédure n’étant pas irréversible, les autorités ivoiriennes et ghanéennes ont encore la latitude de retirer leurs requêtes et de revenir à la table de négociations. Faute de le faire, l’Afrique va assister à une sentence susceptible d’affecter les relations historiques entre les deux voisins.
Il reste à espérer que ce différend, quel que soit son dénouement, n’engendre pas d’impact négatif sur la lutte contre l’insécurité maritime dans le golfe de Guinée. Cette donne est d’autant plus importante que les pirates et autres délinquants des océans, qui écument le golfe depuis des années, pourraient profiter de tout relâchement du système sécuritaire pour prospérer.