Le Congo étouffe le débat sur le viol

Le gouvernement congolais a annulé la projection du film consacré à Denis Mukwege, le médecin qui soigne certaines des femmes congolaises violées par des militaires et réalisé par le Belge Thierry Michel. 

Denis Mukwege, prix Sakharov du Parlement européen en 2014 - PHOTO RD
Denis Mukwege, prix Sakharov du Parlement européen en 2014 – PHOTO RD

Thierry Michel devait se rendre à Kinshasa, la capitale congolaise, ce week-end (celui du 5 septembre, NDLR) pour présenter son film L’Homme qui répare les femmes, lorsqu’il a été informé que toutes les projections avaient été annulées sur ordre du gouvernement. Lambert Mende, le ministre congolais de la Communication, a déclaré que le documentaire contenait « des attaques injustifiées » contre des soldats qui ont combattu et sont morts pour leur pays. Le film, qui devait être présenté à l’Institut français de Kinshasa la semaine prochaine (celle du 7 au 13 septembre), met l’accent sur le travail de Denis Mukwege, qui a été nominé pour le prix Nobel pour son action en faveur des violées, victimes d’abus sexuels et mutilées en République démocratique du Congo.

Mukwege, 59 ans, chirurgien et gynécologue, a fondé l’hôpital de Panzi, dans la ville de Bukavu, dans l’Est du pays, où il opère chaque jour des douzaines de femmes victimes de viols. Il dit que des enfants, même des bébés étaient pris dans la vague des violences sexuelles utilisées pour terroriser les populations locales. Depuis la fin de la guerre de cinq ans dans la partie orientale du Congo entre 1998 et 2003, la région est restée instable et grouillant de  groupes armés en compétition pour le contrôle des ressources minières naturelles.

Des attaques dévastatrices et brutales à l’égard des femmes et des enfants par les membres des diverses milices et de ceux qui sont dans l’armée régulière sont devenues une indéfinissable atrocité des deux décennies de conflit. L’Organisation des Nations unies et les organisations de défense des droits de l’homme ont documenté les atrocités, avec une évidence conduisant à de nombreux procès. En juin, Mukwege disait que l’armée congolaise était compromise dans une culture de violence sexuelle et qu’elle devrait être désarmée parce que beaucoup de troupes sont « complètement malades ». Les Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) ont montré « que l’armée peut détruire sa population », avait-il ajouté.

Quand il a reçu le prix Sakharov, une prestigieuse récompense pour les droits de l’homme, en octobre dernier, Mukwege, qui avait reçu des menaces de mort, déclarait : « Dans chaque femme violée, je vois ma femme. Dans chaque mère violée, je vois ma mère et dans chaque enfant violée, mes propres enfants. Nous avons dépensé trop de temps et d’énergie en nous focalisant sur les conséquences de la violence. Il est temps que nous occupions des causes ». Pour beaucoup de victimes, Mukwege et l’hôpital qu’il a érigé n’offre pas seulement une chirurgie de sauvetage mais l’espoir, et la reconnaissance de leur souffrance.

Le film, dirigé par Michel, un Belge, et cofinancé par le ministère belge des Affaires étrangères, doit être projeté à Washington et à New York le mois prochain. « Ce film est un hommage à Mukwege qui est l’un de ces rares médecins, seulement un ou deux qui viennent à chaque génération. C’est un autre Mandela ou Martin Luther King », a déclaré Michel. « C’est dommage que son propre gouvernement ne le reconnaisse ou ne l’écoute pas ». Michel dit que l’usage du viol comme arme de guerre par les groupes de miliciens ou l’armée a finalement été reconnu comme un crime contre l’humanité en République démocratique du Congo. « Mais parce que ces gens ont agi en toute impunité, le viol est devenu un lieu commun, presque banal et il se répand. Nous assistons à une inquiétante montée de cas d’enfants violés ».

Mende a dit au magazine Jeune Afrique qu’il ne pouvait pas autoriser le film. « Nous connaissons les soldats qui sont morts au combat et nous ne pouvons pas accepter qu’ils soient accusés de viols », a-t-il affirmé. Pourtant, Michel déclare : « Je ne fais pas d’accusations dans mon film. Nous avons même supprimé les noms de suspects donnés par les femmes. Il n’y a pas de commentaire, juste  le témoignage des victimes et des témoins. Notre objectif est de provoquer le débat et essayer de mettre fin à la spirale de violence au Congo. Les tribunaux en RDC ont déjà reconnu coupable des hommes, y compris des officiers de l’armée, ce n’est donc pas comme si c’était une surprise ou un secret ou quelque chose qui n’a pas déjà été accepté comme un fait. Par conséquent, dire que nous n’avons pas le droit de présenter cette réalité est inconcevable ». Et d’ajouter : « C’est décevant  pour tout le monde, spécialement pour ceux qui sont dans le film. Beaucoup de ces femmes n’ont jamais raconté leurs histoires. Elles ont besoin de les raconter, d’être écoutées parce qu’elles peuvent sentir qu’elles existent. »

Christine Pireaux, la productrice du documentaire, dit que le film, présenté en avant-première à un festival du cinéma à La Haye, aux Pays-Bas, en mars, a déjà été montré à travers le monde. « Nous avions organisé des projections dans différentes villes en RDC et tout était prêt. Visiblement, la décision du gouvernement congolais est une grande déception pour nous, pour Denis Mukwege, dont la vie est déjà en danger, et pour les femmes qui ont raconté leurs histoires », a-t-elle indiqué. Un des précédents documentaires de Michel, L’Affaire Chebeya, un crime d’État ?, réalisé en 2012,  conduit à un mandat d’arrêt et à son expulsion de la RDC. Le film, qui parle de cinq officiers de police accusés de l’assassinat d’un militant congolais des droits de l’homme, a été interdit en RDC. Cinq officiers reconnus coupables du meurtre auront la réponse à leur appel le 17 novembre.

(Traduit de l’anglais par TSHITENGE LUBABU M.K.).