Cher Monsieur,
Le compatriote Isekela qui m’héberge à Choisy-le-Roi m’a fait lire votre message dans lequel vous lui demandez de lui confirmer mon arrivée et ma présence en France. Ce qui m’étonne un peu, c’est tout le bruit que l’on fait au pays autour de mon aventure, alors que nous sommes nombreux à avoir réussi à pénétrer enfin dans la citadelle Europe. Pourquoi donc cet intérêt-là ? Pourquoi mon histoire passionne-t-elle tant les jeunes de la capitale, au point de troubler, d’inquiéter les membres de ma famille, eux qui ignoraient tout de mon projet et qui, je vous l’apprends peut-être, me détestent beaucoup, m’ont maudit dans toutes les langues pour avoir vendu à leur insu la parcelle familiale ?
Oui, j’ai foulé le sol français ! Il fallait tenter le coup, nous l’avons fait. Je n’en étais pas à ma première tentative. Il y a sept ans, avec d’autres jeunes de mon âge, nous nous étions lancés dans un périple d’enfer interminable : Centrafrique, Tchad, Niger, Sahara, Algérie, Maroc, Melilla : trente-cinq mille dollars partis en fumée, mangés par les transporteurs, les passeurs, les agents se réclamant des pouvoirs publics des pays que nous traversions, les tenanciers de gargotes, toutes sortes d’escrocs etc. Mon rêve a échoué juste aux portes de l’Europe, à Melilla. Jamais de ma vie, je n’oublierai ce nom et ce que j’ai enduré dans cet endroit maudit. Arrêté et rapatrié de force à Kinshasa, j’avais évidemment gardé un goût amer de mon aventure. Mais, loin de renoncer à mon rêve de voir l’Europe avant ma mort, je n’avais pas cessé d’imaginer comment prendre ma revanche un jour. Pour les membres de ma famille, j’étais devenu un paria. Ils trouvaient d’ailleurs juste mon rapatriement, une punition bien méritée pour mon forfait.
J’en étais là à flâner et à frimer à travers Kinshasa, vivant d’expédients, sans toit ni besace, lorsque les médias ont commencé à parler de ces milliers de migrants qui essayent, au péril de leurs vies, de joindre l’Europe en traversant la Méditerranée sur des embarcations de fortune. Chaque fois qu’on annonçait à la télé le nombre de naufragés, morts ou disparus, je m’imaginais faire partie du lot. En même temps je regrettais de ne pas me trouver parmi les miraculés de Lampedusa… Mais aurais-je pu prendre le risque de me jeter sur cette mer anthropophage, moi qui ne sais point nager, même dans une piscine, alors que nous vivons à côté d’un grand fleuve ?
Et puis, tilt ! On apprend qu’une nouvelle route vient d’être découverte pour les migrants, une véritable bifurcation qui permet d’atteindre plus directement ou presque, plus facilement ou presque, le paradis européen. Dorénavant donc, plus d’enfer du Sahara à traverser, plus de cimetière méditerranéen à affronter, mais les Balkans, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche, etc., et la Turquie ! Eh oui, la Turquie ! C’était tentant. Je me suis dit : Mampasi (c’est moi), c’est cette fois-ci ou jamais ! Les avions turcs atterrissent régulièrement à Kinshasa ; il suffirait de me glisser dans l’un d’eux, de joindre Istanbul et, de là, retrouver la colonne de migrants, me faufiler parmi eux. La suite, ce sera une histoire de chance ! Le Bon Dieu n’allait quand même pas me punir à nouveau : je ne cherchais qu’à me trouver un endroit plus accueillant sur sa planète, un endroit où j’allais m’épanouir, et surtout accomplir enfin sa volonté. N’est-ce pas lui, à en croire le pasteur de l’église sur ma rue, n’est-ce pas lui qui nous exige de dominer la terre et de la peupler ?
Je ne vous dirai pas ce que j’ai fait pour réunir les cinq mille dollars qui m’ont permis de me trouver à Ndjili les papiers nécessaires pour mon voyage. Je ne vous le dirai pas parce que ce fut trop humiliant pour moi, trop dégradant, et rien qu’à y penser j’ai envie de vomir, mais je n’avais pas le choix…Tout s’est passé presque sans encombre. J’avais un atout que n’avaient pas beaucoup de mes camarades d’infortune : mon identité taillée sur mesure, entendez les mesures d’un gros mensonge savamment étudié. Dans les milieux de la diaspora congolaise, ils appellent cela « dièse ». Ahmed Tanja, jeune Érythréen obligé de fuir son pays où sévit un régime policier impitoyable, qui se retrouve au Yémen rattrapé par une autre crise, s’enfuit en Syrie mais ne tarde pas à retomber dans un autre enfer ! Le voilà donc, de Charybde à Scylla, jusqu’en Turquie, aux portes de l’Europe…
Mon dièse était en béton, puisqu’il m’a ouvert toutes les portes. C’est seulement une fois en Allemagne que les choses ont failli se compliquer, malgré les leçons de géographie et de géopolitique sur tous les pays et toutes les crises que j’étais censé avoir vécus. Je fus gardé dans un centre d’hébergement, en attendant une dernière audition pour statuer sur mon dossier d’asile. C’est là qu’Isekela est intervenu. Arrivé de France avec sa voiture, il a réussi à m’exfiltrer jusque chez lui à Choisy-le-Roi. Sur mes cinq mille dollars de la honte, je devais lui en remettre mille cinq cents en acompte et les mille cinq cents restants plus tard lorsque ma situation sera complètement arrangée. Grâce à Dieu !